Une main s’abattit sur les épaules d’Azza.

— Oh, juste à temps, mon brave, vous n’avez pas mis beaucoup de temps pour une fois…

Qu’avait-il tous à lui sortir du « mon brave » ? Azza se retourna, sans se départir de son sourire commercial. Ses gencives commençait à la faire souffrir. Comment Kalozka pouvait-il bien supporté cette sensation ? Peut-être n’était-elle pas faite pour être pirate. Ou arnaqueuse, ce qui semblait assez lié vu les méthodes du capitaine.

— Bonjour, monsieur, ce serait avec plaisir, sauf que mon service est terminé. Je vous prie de bien vouloir patienter, je suis certain qu’un de mes collègues sera disponible dans peu de temps.

Elle en profita pour examiner l’homme qui l’avait interpellée et celui qui l’accompagnait. Habillé d’un uniforme grenat qu’elle ne connaissait pas, la soixantaine passée, peau brune et émaillée de légères rides, cheveux blancs rejetés en arrière, mince, sourire chaleureux, mais regard gris et dur. Il était encore bel homme pour son âge. Il avait dû faire beaucoup de ravage quand il était jeune, ce que confirmait sa copie qui l’accompagnait. La trentaine, peut-être un peu moins. Même peau brune, même bouche fine, même yeux gris, mais plus jeune avec des cheveux argentés. Un fils sur le tard probablement. Cependant, ce dernier avait, lui, un uniforme qu’elle ne connaissait que trop bien. Bleu nuit, ajusté, avec des épaulettes argentées.

Un colonel de l’armée intérieure. Journée de chance.

— Votre pause patientera. J’attends depuis des heures un passage d’un de vos collègues, mais ce problème de climatiseur devient vraiment urgent.

Il la poussa devant lui du bout des doigts.

— Je ne suis pas spécialiste dans ce domaine, monsieur. Il serait plus pertinent d’attendre la venue de mon collègue.

— Oh ! non, mon brave, vous ne vous débarrasserez pas aussi facilement de moi. Faites ce que vous pouvez et nous verrons par la suite. Suivez-moi, s’il vous plaît.

Quand elles arrivèrent dans le bureau de l’homme en rouge, Azza se félicita de ne pas avoir jouer la carte du chef.

C’était lui, le chef.

Azza resta sur le seuil, clignant bêtement des yeux. Le bureau était grand et lumineux, les meubles étaient en bois brut. Des tableaux étaient accrochés au mur. En plus du sempiternel portrait du président, une toile faisait face aux visiteurs et représentait une famille nombreuse et heureuse composée de jeunes enfants. Azza décela des similitudes entre le colonel et un des enfants peints. La lumière pénétrait par une grande baie vitrée. Toute la pièce débordait de piles de paperasses. Il régnait cette harmonie vivante et hors monde qu’Azza n’avait croisée que dans les appartements d’Oneza. Inimaginable dans ce coin aseptisée de la galaxie.

Le maître-archiviste ouvrit un placard, en sortit une bouteille et trois verres pendant que le fils se posta roide et mains dans le dos devant la haute fenêtre du bureau.

— Vous prendrez bien une goutte, mon brave ?

Sa question sortit Azza de son immobilisme.

— Pas en service, monsieur. Merci pour la proposition.

— C’est bien dommage pour vous, répondit l’homme en versant une boisson dorée dans deux des verres. Je vous laisse donc à votre tâche.

Elle prit son air le plus dépité, ce qui n’était pas le plus dur à faire, et commença à démonter le bloc réfrigérant qui se trouvait incrusté dans le mur en face de la fenêtre. Foutues vis de…

— Vous êtes marié, mon brave ?

Elle arrêta son tournevis en l’air.

— Père… soupira le plus jeune.

— Oh ! c’est juste pour assoiffer la curiosité d’un vieil homme. Alors, mon brave ?

Elle reprit sa manœuvre.

— Non, monsieur, pas encore marié.

Pieux mensonge, mais Azza ne trouvait pas spécialement pertinent de discuter de sa situation de femme faussementmariée à un pirate unioniste avec le père d’un colonel de l’armée intérieure.

— Quel dommage pour vous, mais vous êtes peut-être encore un peu jeune pour penser déjà au mariage. Pas comme mon fils, qui va sur ses trente ans.

— Père ! s’offusqua ce dernier.

— Quoi ? J’ai le droit de m’inquiéter du futur de mon unique fils, non ? Quand est-ce que j’aurai des petits-enfants pour embellir les journées de ma future retraite ? Tu préfères que je meure vieux et seul ?

C’était presque risible de se retrouver entre la querelle d’un vieux père et de son fils sur une question aussi importante pour eux et aussi futile pour elle, et probablement pour le reste du monde. Azza ouvrit le bloc et jeta un coup d’œil au méli-mélo de pièces. Bon, là, ça dépassait de loin ses compétences et la chaleur commençait à être étouffante. Elle commença à dévisser des plaques au hasard. Il voulait qu’elle travaille, eh bien, elle allait travailler… Et autant s’occuper les mains et le cerveau. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front.

La voix du plus jeune devint sourde :

— Père, pas devant un inconnu… De plus, nous avons déjà eu cette conversation. Plusieurs fois. J’aimerai que nous parlions d’autres choses quand nous sommes ensemble.

Il se tût quelques secondes. Jean l’imaginait tournoyant le liquide dans son verre. Un cliquetis et le jeune colonel reprit :

— Et vous avez déjà des petits-enfants… si vous daigneriez bien les recevoir.

— J’aime beaucoup mes filles, mais elles ne font plus partie de ma famille depuis qu’elles sont mariées à ces bons à rien qui ne veulent que le prestige de notre maison. Goliado, tu pourrais…

La surprise fit riper le tournevis dans les mains d’Azza. Elle jura sous le coup de la douleur. Elle n’espérait qu’aucun des deux n’avait saisi la langue utilisée, qui indiquait trop fortement à son goût ses origines. Foutu Loup d’Argent, pourquoi fallait-il que ton nom apparaisse maintenant ?

— Qu’il y a-t-il, mon brave ?

L’ancienne rebelle sentit les regards braqués sur sa nuque. Elle suçota sa blessure qui saignait. Ce n’était pas le moment de laisser son ADN. Elle ne pariait pas sur le savoir-faire de la hackeuse pour effacer les bases biométriques de l’armée intérieure, qui devaient être beaucoup mieux protégées que le réseau des Archives. Elle récupéra un gant dans sa valise sans fond.

— Désolé, le prénom m’a surpris, j’ai bien connu un Goliado dans le passé.

Elle reprit ses bricolages aléatoires d’un air détaché.

— Intéressant… commenta, amusé, le père. Comment était-il ?

— Mais enfin, père, arrêtez d’embêter ce jeune homme ! Il n’arrivera jamais à réparer ce bloc si vous continuez à le distraire ainsi.

Une ombre se dessina au dessus du climatiseur. D’une voix trop proche, le colonel ajouta :

— Je pense d’ailleurs qu’il vaudrait mieux attendre un technicien plus expérimenté.

Azza ne pouvait qu’être d’accord. Il s’éloigna pendant qu’elle retenait un soupir de soulagement.

— Excusez mon fils, mon brave. Il a toujours manqué de curiosité ainsi qu’un brin de souplesse. Ces tendances étaient déjà présentes avant son entrée dans l’armée. Cependant, elle n’a pas arrangé les choses, si vous voulez vraiment savoir. Alors, racontez-moi, comment était-il, ce Goliado ?

Elle entendit un profond soupir. Elle en aurait bien ri, de cet amour paternel gênant, si le plus jeune n’avait pas le pouvoir légal de la tuer avec justification ultérieure.

— Comment le décrire ? C’était quelqu’un de têtu et de droit et de courageux. Il aimait avoir raison même quand il avait tort. Cependant, il savait se faire respecter.

— Ah, tout comme mon fils ! Et ensuite, que faisait-il dans la vie ?

— Capitaine d’un navire marchand.

Plus ou moins, mais ils n’avaient pas besoin de savoir la différence entre un marchand légal et un marchand illégal. Elle tomba sur une partie plus récalcitrante qu’elle démonta méthodiquement. Le travail manuel la calmait.

— Intéressant, comment l’avez-vous rencontré ?

— J’ai travaillé sous ses ordres quelques temps.

Elle regretta ses mots.

— C’est étonnant… J’ai moi-même bien connu un Goliado dans ma jeunesse. Nous avions fait nos classes à l’armée ensemble et les quatre cents coups, bien sûr. Nous formions une belle paire ensemble et nous avons fait rêver beaucoup de femmes dans leur maison.

— Père…

— C’était avant de rencontrer ta mère, Goliado, ne sois pas si obtus.

Un légère pause, Azza l’imagina glisser ses lèvres sur son verre, et le maître-archiviste reprit :

— C’était un homme courageux, droit et très buté. Oh, oui, vraiment buté, mais qui inspirait la confiance.

Ce n’était qu’une coïncidence. Pas de panique, beaucoup d’hommes pouvaient être décrits ainsi. Des gouttes d’eau commençaient à suinter des tuyaux. Foutu frigo. Les canons étaient plus simples à traficoter. Le maître-archiviste rit à ses souvenirs de jeunesse avant de continuer un peu plus bas :

— C’est un prénom très rare, Goliado. C’est pour honorer cet ami, anciennement très cher, que j’ai appelé mon fils de cette façon. Mais mon ami était faible, et n’a pas supporté les règles justes de la Fédération…

Oh, non.

— … il est devenu capitaine pirate…

Oh, si.

— … et vous savez ce que l’on dit ?

Elle se concentra sur ses mains. Serait-t-elle assez rapide pour tuer ces deux hommes si besoin ? Le père peut-être, mais le fils avait la même démarche souple que Kalozka, ce qui n’annonçait pas de bons augures. Du moins, pour elle.

— Les pirates sont de simples marchands qui travaillent dans l’illégalité.

Un blanc s’installa. Azza continua de dévisser des éléments. L’homme reprit dans un murmure très distinct :

— Je me demande comment un ancien esclave aussi jeune que vous ait pu croiser la route d’un pirate renommé qui a disparu depuis une dizaine d’années à l’autre bout de la galaxie à la poursuite de rumeurs utopistes.

Ne pas se retourner, continuer de dévisser et se préparer à l’attaque. Chasser les pensées parasites et la gêne de la combinaison collante de sueur. Se concentrer sur son environnement.

— Je n’ai aucune idée de quoi vous parler, monsieur. Je ne suis qu’un technicien en appren…

— ‘jour, maître-archiviste Minerie, je viens pour votre problème de froid !

Sauvée par le gong, ou par l’apparition tardive du technicien frigoriste. Le regard malin du vieux technicien passa d’Azza aux deux hommes et des deux hommes à Azza.

— Je… je… j’espère que le jeune ne vous a pas importuné, messieurs. C’est assez sensible, un bloc réfrigérant. Allez, pousse-toi petit, fais voir ce que t’as fait… Mouais, ça va, tu t’en es bien sorti, déclara-t-il en lui clignant de l’œil. Mais zieute là, c’est ici le problème. Observe bien pour que tu puisses refaire le geste plus tard. Tu fais comme ça, t’as pigé le mouvement ? Attends, je te remontre.

Il refit consciencieusement le geste sous le regard vide d’Azza.

— Après, on dévisse ce machin-là, tu vois ? C’est un peu long, mais faut pas forcer sinon tu casses tout et le patron va pas être content. Puis tu choppes la pièce dans la trappe et tu la tournes comme ça. Puis tu tires ici, mais attention, pas trop hein, c’est sensible, comme une femme si tu vois ce que je veux dire, débita-t-il d’une voix grasse. Puis, tu frappes un petit coup ici pour lui remettre les idées à l’endroit, et hop ça repart !

Accompagnant le geste à la parole, il appuya sur le bouton du bloc qui se mit en branle dans un fort ronronnement.

— Maintenant, tu mets un petit coup de dégraissage, surtout sur les parties mobiles – là, là et là – et tu remets bien en place. C’est tout bon, messieurs. C’était pas grand-chose aujourd’hui. Faudrait penser quand même à le changer, ce vieux tromblon. Il commence à être plus usé que moi ! Le bruit va se calmer d’ici cinq minutes. A bientôt et bonne journée, messieurs !

Le technicien prit Azza sous son bras et la poussa avec lui hors de la pièce sous le regard amusé du maître-archiviste et celui inquisiteur du fils. Elles s’éloignèrent au pas de course du bureau maudit sous le babillage continu du vieux technicien :

— Vu l’ambiance, on dirait bien que le vieux Hugo t’a sauvé les miches, p’tit. Y t’ont chopé pendant ta pause ? Y le font tout le temps. Y’z aiment pas attendre. J’espère que tu te rappelleras de ma bonne action avant de cafter au chef ma petite magouille. T’avais pas l’attention de cafter, hein ? Faut être solidaire entre travailleurs.

— Pas d’inquiétude, l’ancien, je sais garder la langue dans ma poche, et y a pas de mort d’homme, à peine celle d’un frigo, répondit-elle d’un sourire amusé.

— Tu me rassures, p’tit. Y en n’a plus beaucoup des jeunes qui soutiennent les frères de galère. J’sais pas, peut-être qu’y croivent qu’y deviendront de la haute en jetant en pâture les vieux. Tu sais, le truc, c’est un petit défaut bien placé qui pète au bon moment et le boulot est assuré jusqu’à la retraite. Faudra t’en rappeler quand on te menacera de te foutre à la porte. Me regarde pas comme ça, ça arrivera, ça arrive toujours ! J’en ai vu des gars se faire mettre à la porte, et des meilleurs…

Elles continuèrent de dévaler couloirs et escalators au pas de course.

— Tu vois, on a acheté un petit pavillon sur la colonie TRIS-314 avec la p’tite mère, pour nos vieux jours. Alors faut bien que je garde mon boulot. Les chefs, y se plaignent pas tant que ça marche après le passage du vieux Hugo.

Elles atteignirent enfin la grande salle.

— Allez, j’arrête de jaspiner, tu viens boire un kof ? C’est moi qui offre !

Azza déclina la proposition à regret. Elle aurait bien aimé écouter quelques temps le vieux frigoriste. Mais là, elle avait beaucoup plus important à faire et elle espérait que l’indignation plus ou moins simulée de Kalozka ne l’avait pas amené en prison. Elle savait d’expérience qu’il ne fallait pas trop compter sur la chance qui ne l’avait toujours pas lâchée aujourd’hui.

— Comme tu veux, p’tit. ma proposition marche pour les autres jours ! Bonne journée !

Il s’éloigna enfin, sans avoir secouer plusieurs fois la main d’Azza.

Elle se glissa sans être remarquée dans les toilettes des femmes dans lesquelles elle retrouva, à son grand soulagement, ses habits à l’endroit où elle les avait rangés. Elle se changea rapidement, plaça la valise et le déguisement à l’endroit où elle les avait trouvés et enfila sa perruque sur ses cheveux plaqués en arrière. Elle jeta un coup d’œil au miroir, fit quelques arrangements et prit son courage à deux mains pour affronter la grande salle.

Elle trouva un Kalozka triomphant devant un groupe de fonctionnaires. Elle reconnut parmi ces derniers celui qui avait mis beaucoup d’énergie à humilier l’ancien unioniste. L’air mortifère du fonctionnaire, anciennement plein de morgue, devait expliquer l’aura de vainqueur qui exhalait du capitaine. Elle s’approcha assez pour que les bribes de conversation se transformassent en phrases compréhensibles :

— … excusons platement pour l’attitude déplorable de notre collègue. Nous espérons que son comportement ne vous gâchera pas les plaisirs qu’offre notre belle planète. Soyez certain que celui-ci ne restera pas sans conséquence.

Les oreilles du fonctionnaire tournèrent au rouge à l’entente de ces propos pendant que le reste de son visage devint de plus en plus vert, le tout jurant avec le gris de son uniforme.

— Parfait, messieurs. Je constate que vos réponses sont dignes de notre belle administration.

Naël aperçut enfin Azza :

— Ah tiens, ma chère, je vous retrouve enfin. Ces messieurs venaient s’excuser pour le comportement déplacé de leur collègue et venaient m’offrir un plein de carburant en dédommagement.

— Que c’est charmant de leur part. Mais, mon cher, ne serait-il pas temps de rejoindre notre équipage ?

— Tout à fait, ma chère, allons fêter notre union dignement.

Il passa le bras sous celui de l’ancienne rebelle ; elle réprima un recul.

— Au plaisir, messieurs.

Le capitaine et elle s’éloignèrent d’un pas princier.

— T’en as mis du temps, Yuka… ça s’est bien passé ? murmura-t-il une fois qu’elles sortirent des Archives.

Azza dégagea son bras et emplit ses poumons de l’air aseptisé de la ville avant de répondre.

— Plutôt. J’ai pu déposer le colis, j’ai appris à réparer un bloc réfrigérant avec un technicien magouilleur et j’ai rencontré le maître-archiviste du bâtiment. Très sympathique au demeurant. Il était avec son fils, un fringant colonel de l’armée intérieure, assez bel homme dans son uniforme bleu nuit.

Kalozka lui coula un regard inquiet. Azza chassa son anxiété d’un geste de main. Elles rejoignirent le vaisseau qui n’avait pas bouger. Azza avait l’impression que plusieurs jours s’étaient écoulés depuis leur sortie sur cette planète. La fatigue s’abattit sur ses épaules.

— Et on est sortie de là vivant.

Donc, oui, ça s’était plutôt bien passé.