Un semi-échec

Ça l’air simple, vu comme ça. On se met en grève, et pouf, augmentation de salaires !

Bah, non, en fait.

J’ai écrit plus haut que certains des sites de ma boite ont fait grève pendant une dizaine de jours pour au final obtenir une augmentation de 2,8 % pour toute la boite. Si on fait les comptes, l’augmentation couvrira les pertes liées à la grève qu’au bout d’un an. Et 2,8 %, c’est tout juste l’inflation de 2021 !

Alors, pourquoi ce semi-échec ?

Comme point important à noter, c’est que seuls les sites de production se sont vraiment mis en grève, c’est-à-site les sites à majorité ouvrière. Les autres sites ont très peu bougé. Par exemple, sur le mien qui est à une écrasante majorité du bureau d’études, alors qu’il y avait là aussi un gros mécontentement, nous étions moins d’une dizaine à faire grève (sur à peu près mille personnes). Même les personnes de la production n’ont pas bougé.

Figure 1: Ce que l’on espère
Figure 2: Ce que l’on obtient

J’insiste un peu, mais le but d’une grève est de mettre un rapport de force entre la Direction et les salarié·e·s.

Dans ma boite, le rapport de force était insuffisant : les grévistes ont permis de mettre la pression pour obtenir mieux que ce que prévoyait la Direction mais cette pression n’était pas assez élevée pour obtenir une réel augmentation.

De mon point de vue, trois choses peuvent expliquer ce semi-échec : le manque de culture de lutte chez une partie importante de mes collègues, les conditions matérielles de travail et individualisation de la société.

L’absence de culture de lutte

La classe sociale de mes collègues peut l’expliquer en partie. La plupart d’entre elleux viennent de classe petites bourgeoises/classes supérieures : enfants de médecins, grands propriétaires terriens, ingénieur·e·s… iels vivent dans des maisons avec jardin dans des ghettos de classes sup (ou des appartements à un demi-million), roulent en SUV (ou en vélo de route ;)) et mettent leurs enfants dans le privé. Et trouvent que c’est important les réformes pour faire des réformes. Bien sûr, je grossis le trait, mais vous comprenez l’idée…

Aparté « Vis ma vie »: Même si je fais maintenant partie des classes sup’, je me considère comme une transfuge de classe et mon parcours est assez éloigné de mes collègues : née dans une famille assez nombreuse de parents petits fonctionnaires, je viens du public et de la fac. Merci les bourses et le CROUS qui m’ont permis d’arriver où j’en suis aujourd’hui.

Cette classe sociale a peu l’habitude de la lutte et est plus proche idéologiquement du patronat que de la classe ouvrière (du moins, de ce que j’observe autour de moi, donc toutes ces observations sont bien sûr biaisées).

On est entre gens bien-élevé, n’est-ce pas ? On ne va pas gueuler, ou mettre des chasubles moches, ni remettre en question la hiérarchie, n’est-ce pas ?

Les syndicats, par leurs supers pouvoirs de négociation, sortiront de très beaux argumentaires et des des propositions mesurées et obtiendront des avancées raisonnables pour les salarié-e-s, car la Direction écoute les gens raisonnables et cherche le bien pour tout le monde ?

Bah, non. Ça ne marche pas comme ça dans la vraie vie. Les choses bougent que si un rapport de force se crée.

Pourtant, il y avait des raisons de faire grève. Le salaire n’est pas forcément un point critique pour les ingés, car, on ne va pas se mentir, celui-ci est important par rapport au médian français. L’inflation pèsera moins sur les ingés que sur la classe ouvrière, c’est un fait. Cependant, le salaire reste un moyen de reconnaître le travail et l’implication des personnes, alors que les conditions de travail sont très dégradées. Forfait jour (et donc absence de limite de nombre d’heures par jour), manque de moyens, organisation inefficace, perte de sens, hiérarchie incompétente…

Conditions matérielles du travail

En 2020, 39 % des cadres et des professions intermédiaires travaillaient plus de 45 heures par semaine. Pas si cher payé quand on regarde le salaire à l’heure (par rapport à la durée des études), surtout si on prend en compte l’impact sur sa vie privée et sa santé sur le long terme.

Note : bien sur, heures sup’, surcharge de travail, stress, manque de moyen, burn-out, etc. ne sont l’apanage des ingés, et sont aussi présents chez les ouvrièr·e·s. C’est important de le rappeler.

Cette charge a aussi un impact sur l’absence de mobilisation : beaucoup de personnes avec qui j’ai discuté considèrent qui leur faudra à un moment ou un autre rattraper le temps perdu pour ne pas mettre à mal les projets sur lesquels elles bossent. Je pense que l’on a là une deuxième raison de l’absence de mobilisation. Quand on a le nez dans le guidon, il peut sembler difficile de faire grève si cela signifie un surcroît de travail pour les jours d’après.

Et là, pointe une troisième raison de la faible mobilisation des ingés, après le manque de culture de lutte et les conditions de travail : l’individualisation de la société.

Individualisation de la société

En effet, le travail est individualisé à outrance. Chaque personne est considérée comme responsable de son organisation au jour le jour : planning, gestion des interactions venant de multiples canaux différents, gestion des tâches urgentes parmi les tâches prioritaires, etc. Elle doit être maîtresse de sa formation : aller sur les cours en ligne, rester à jour dans son domaine (en prenant bien sûr sur son temps de travail)… L’accent sera mis sur le savoir être, plutôt que le savoir faire, et sur la performance individuelle. Même les augmentations sont individualisées et censées être le reflet de l’implication individuelle des personnes. Si un projet capote, ça sera à cause d’individu·e·s en particulier, et non du groupe en tant que tel. Idem en cas de maladies professionnelles, comme le burnout.

Bref, un monde merveilleux de compétition où chaque personne devrait mener sa barque sur le grand marché du travail, où l’échec et la réussite ne seraient dues qu’à ses capacités propres qu’il faudrait développer comme un patrimoine. Cette idéologie est très utile pour dédouaner les entreprises, et plus concrètement les personnes qui profitent de ce système : les patrons, les actionnaires et les managers.

Et seule face au patronat, il est impossible de gagner un rapport de force. Ce n’est qu’en groupe que nous pouvons peser.

Notes : peut-être que le terme « atomisation » serait plus juste pour décrire cette réalité.

Vous prendriez bien un peu d’organisation ?

Il nous faut ainsi créer cette culture de lutte. Mais cette solidarité entre salarié·e·s, ne se décrète pas en deux secondes. Il s’agit de montrer à chaque instant qu’ensemble nous pouvons peser. Cela passe par des actions collectives.

Discuter entre nous.

Se retrouver autour d’une table pour écrire des tracts.

Participer aux différentes instances institutionnelles de façon combative.

Accompagner les salarié·e·s en cas de coup dur.

Mettre en place des caisses de grève.

Amener le café aux collègues en grève.

Créer un collectif dans le travail est l’objectif initial du syndicat. Ce dernier est à l’image de celleux qui le compose. Certains syndicats jouent dans le camps du patronat (les « syndicats jaunes » dans le lexique militant). Si si, ça existe. D’autres, sans être directement cul et chemise avec le patron, tentent de négocier de façon bienséante, pas trop fort, sans dépasser les limites, nous ne sommes pas des bêtes non plus (ou des pauvres gueulards qui tiennent des ronds-points…). Et d’autres syndicats seront là à chaque tentative de casse sociale, petite ou grande, et permettent réellement aux salarié·e·s de s’organiser elleux-mêmes.

Chaque grève ne se finira pas forcément par des grandes victoires. Il y aura, encore, beaucoup de semi-échecs. Mais chaque grève, chaque moment où on refuse d’être traiter comme de la chair à actionnaires, entraîne, prépare, crée du lien et de la solidarité et renforce ainsi à chaque fois notre capacité à s’organiser et lutter. Et pourquoi pas, à terme, changer ce monde pourri.

Choisir sa solidarité

En tant qu’individu·e, la solidarité avec les personnes qui sont dans la même barque des exploité·e·s doit primer. Oui, cela signifie de refuser d’écraser ses collègues pour être bien vu. Oui, cela signifie se mettre en grève pour soutenir des collègues ouvrières qui se font traiter comme des mouchoirs jetables et de participer aux caisses de grève. Oui, cela signifie de ne pas grogner sur des collègues qui nous foutent dans la merde car iels ne finissent pas leurs tâches dans les temps. La plupart du temps, il y a des causes matérielles au mauvais boulot, qui ne sont pas liées au bon vouloir des personnes.

Pas facile, non, en effet.

Mais nécessaire.

En conclusion 

La grève est l’outil par excellence pour obtenir des améliorations des conditions de travail. Sauf que ce n’est pas magique. La création d’un rapport de force prend du temps et nécessite de déconstruire l’idéologie individualiste dominante pour recréer de la solidarité au sein d’une entreprise face aux actionnaires et au patron (et les managers), qui n’ont pas les mêmes objectifs que les salarié-e-s. Participer à un syndicat de lutte permet de recréer du collectif pour peser dans ce rapport de force. Et à terme, changer la société.

Sources/pour aller plus loin

  • Images :
    • Grève des midinettes en 1917. Agence Rol. Agence photographique. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53003075c
    • Libyan Desert, December 2008 de Gerhard Hube . Source : https://global-geography.org/af/Geography/Africa/Egypt/Pictures/Siwa/Libyan_Desert_1