Azza rangea le peu d’affaires qu’elle avait. Elle n’emporterait que son maser avec elle. Elle n’avait besoin de rien d’autre pour une renaissance. Car c’était ce qu’elle éprouvait, une renaissance. Tout son ressentiment, sa haine s’étaient évaporées à la vue de Mira. Elle avait imaginé pendant des années ce qu’elle ferait subir à la traîtresse mais, une fois devant l’ancienne mousse entourée de ses filles, elle n’avait été plus sûre de rien. Elle ne voulait plus être responsable de la création d’orphelines. Quand elle pensait à la jeune femme et ses regrets qui la rongeaient, elle n’éprouvait plus que de la pitié teintée de dégoût. Toutes ses mortes pour ça. Quel gâchis.

Le chemin du retour avait été plus rapide que l’aller et Kalozka n’avait pas bronché de tout le trajet. Une fois le module amarré, Azza s’était précipitée dans la salle de commande. Sans un mot, elle avait entré des coordonnées dans l’ordinateur de bord, sous les regards tendus de Kalozka, Artur et Issam. L’écran avait affiché un système à huit planètes dans un coin éloigné de la galaxie, une petite flèche pointant sur le troisième astre. Le pilote avait pianoté sur le clavier.

― Aucune information dans l’ordi de bord, cap’taine.

Kalozka avait hoché la tête, toute trace de douleur disparue. Les trois hommes avaient un sourire qui illuminait leur visage. Azza n’avait jamais vu une telle expression chez Artur. C’était une joie presque enfantine, qui faisait rire les entrelacements de sa peau parcheminée. Elle le trouva beau.

― Vous voulez plus d’informations sur la Terre ? avait demandé Azza.

Elle s’était doutée de la réponse. Les trois hommes s’étaient regardés d’un air entendu et Kalozka avait répondu :

― Oh non, ma belle, ne nous gâche pas la surprise.

Il avait ajouté quand elle avait atteint la porte de la salle de pilotage :

― Merci, Azza.

Elle y repensait à ces deux mots en s’allongeant sur son lit, du moins le sien pour la dernière nuit. C’était la première fois que Kalozka l’appelait par son prénom.

Le lendemain, un nouveau jour débuterait. Le lendemain, elle s’en irait. C’était insensé, maintenant qu’elle était de nouveau recherchée. Mais que pouvait-elle faire d’autre ? Elle espérait que ces anciens réseaux se réveilleraient à sa demande. Peut-être pourraient-ils de nouveau la cacher et la transporter vers sa nouvelle destination : la Résistance des Frontières. C’était une rumeur qu’elle entendait de sa cellule et elle voulait y croire. Il y aurait un groupe composé d’associables et de dangereuses utopistes qui se cacherait à la frontière pour préparer une révolte et soutenir les dissidentes des différents mondes. Il paraîtrait que le Loup d’Argent en faisait partie. Peut-être était-elle aussi folle que l’équipage de l’Arcadie pour suivre des échos d’histoires.

La porte s’ouvrit dans son habituel chuintement. Juli se couchait tôt ce soir, surtout qu’elle aurait imaginé que le jeune mousse aurait été excité à l’idée de parcourir toute la galaxie.

― Azza ?

Elle alluma la lumière d’appoint et croisa les yeux verts éblouis de Kalozka.

― Tu n’as jamais appris à frapper ? soupira-t-elle plus amusée qu’agacée.

― Pourquoi je frapperai dans mon vaisseau ?

Il s’assit au bout du lit, lissant de sa main valide la couverture. Il examina la cabine :

― Mouais, je glisserai au petit un mot sur le rangement.

― Viens aux faits, Kalozka.

Il posa enfin son regard sur elle. Lisait-elle bien de la gêne sur le visage du capitaine ?

― J’ai beaucoup discuté avec les membres de l’équipage ces derniers jours et…

Il hésita.

― Et ?

Il sortit sa phrase d’un coup, sans respirer :

― Nous allons voter un changement de règlement pour autoriser les femmes à entrer dans l’équipage.

Il passa sa main dans ses cheveux.

― Juli va être contente, elle pourra arrêter de se cacher.

― Quoi ?

Elle éclata de rire. Elle sentit que sa joie décontenançait autant le capitaine que sa révélation sur le sexe du – de la – jeune mousse.

― Ah mince, je pensais que tu savais, commenta-t-elle quand elle reprit enfin son souffle. Et que c’était la raison pour laquelle tu m’avais mise avec lui.

― C’est encore un coup d’Artur, grinça-t-il. Bon, ça marche pour lui… pour elle, mais aussi pour toi, la sorcière.

― Ça me touche, mais je refuse. Je pars rejoindre la Résistance.

Elle décrypta les expressions de Kalozka qui s’enchaînèrent à la rapidité d’un éclair. Elle commençait à bien le connaître : inquiétude, peur puis résignation.

― Pas libre tant que d’autres sont enchaînées, c’est bien ça ?

― C’est ça.

― On a reçu des nouvelles par radio. L’armée intérieure a été mise au courant de notre virée sur Trion. Elle arrive nous chercher en nombre. Il y a peu de chances qu’elle te laisse filer vivante entre leurs pattes.

― C’est le risque. Je l’ai choisi il y a longtemps maintenant. Et il y autre chose…

Là, c’était elle qui hésitait. Ce n’était pourtant pas son genre habituellement. Était-ce vraiment une bonne idée ?

― Je ne couche pas avec les membres de mon équipage.

Elle posa le bout des doigts sur le genou de Naël. Il la fixait, indécis et désirable. Elle retira son bras vivement.

Puis, après un temps infini, il se décida et s’assit à côté d’elle. Il se pencha puis l’embrassa avidement. Elle glissa ses mains le long du dos aux muscles fins. En reprenant son souffle, elle chuchota :

― Tu n’as pas intérêt de foutre en l’air ma dernière nuit, Naël.

― Je ferai attention cette fois-ci, murmura-t-il la bouche collée contre son oreille.

Et elles passèrent de longues heures à explorer la moindre parcelle de leur peau, s’enivrant de l’autre comme si c’était la dernière fois qu’elles se voyaient, et incrustant dans leur mémoire chacun des plis de peau, des cris, des odeurs, des cicatrices, des saveurs de l’autre.

***

Naël et Yuka – non, Azza – eurent droit aux regards moqueurs à leur arrivée dans la salle commune. Il attaqua le premier :

― Des commentaires à faire ?

Issam leva les mains d’un air innocent :

― Non, non aucun, cap’taine. Seulement que le p’tit a eu le déplaisir de découvrir que sa cabine était occupée par quelqu’un d’autre que lui. En plus, c’est pas comme si vous aviez été discrets.

Naël fit mine d’être vexé. Yuka – non, Azza – resta de marbre. Juli, rougissant, fixait son bol de riz. Il chercha dans ce dernier – non, cette dernière, encore une chose à s’habituer – quelques signes de différence, mais le mousse était identique à la veille. Il soupira.

― J’imagine que tu nous quittes comme prévu, Azza ? s’enquit Artur.

― Oui, Artur. Je vais rejoindre la Frontière.

Le second acquiesça avant de quitter la pièce. Il revint avec un colis sous le bras qu’il envoya à l’ancienne rebelle.

― Tiens, cadeau. De la part de tout l’équipage.

Azza – tiens, Naël s’habituait – déchira l’emballage et en sortit un long pardessus rouge bordeaux. C’était Artur qui l’avait choisi sur Arzabor et tout le monde, même Saelys, avait participé à l’enveloppe. Vu l’émotion qui transpirait dans le regard de la belle, Naël lui aurait acheté dix mille de ces manteaux. Elle l’enfila, tira un peu sur les manches, tâtonna les poches et rabattit le col.

― Il est parfait, merci, commenta-t-elle sobrement.

Pour éviter la séance anti-virile qui s’annonçait en vue des yeux humides de tous les hommes présents, et il savait qu’il ne s’en sortirait guère mieux, Naël coupa court :

― Allez les gars, on a du pain sur la planche.

***

Azza écoutait attentivement chaque mot de Linor. Sa survie en dépendait et elle s’en voudrait de mourir pour ne pas avoir su reconnaître le vide-ordure de la poignée d’urgence. De plus, ce n’était pas comme si le mécano lui laissait le temps d’en placer une.

― Une fois la réserve d’oxygène vide, tu as une semaine devant toi, deux si tu fais attention. Pas de geste brusque et pas de panique, ça accélère l’utilisation de l’air. Saelys a préparé assez de bouffe pour une trentaine de jours. On a rempli les stocks le plus possible. Tu appuies sur ce bouton et le nutriment sort par ce tuyau. Pour l’eau, en plus des provisions, les urines sont recyclées. J’ai moi-même retapé chaque pièce, donc c’est vieillot, mais costaud. Y aura rien à craindre, à part les lasers et les grosses météorites.

― Si je résume, si je ne suis pas touchée par un vaisseau de la Fédération et si mon voyage traîne un peu trop, je risque de manquer d’oxygène, crever de faim et boire ma pisse, c’est ça ?

Elle s’en voulut tout de suite de son cynisme quand elle croisa les yeux de biche perdue du jeune homme. Elle lui pressa l’épaule pour le réconforter.

― Ne t’inquiète pas petit frère, s’il y a bien une coque de noix dans laquelle je devrais m’en sortir, c’est la tienne. De toute façon, nous buvons déjà nos urines recyclées. Continue, j’arrête de t’interrompre.

Il ravala une ou deux larmes pendant qu’Azza tourna la tête et il reprit son flot de paroles à noyer toute personne, même de bonne volonté. Elle le remercia intérieurement. A essayer d’intégrer toutes ces informations, elle n’aurait pas le temps de réfléchir aux conditions de vie qu’elle allait endurer les semaines suivantes.

Si elle passait entre les filets de l’armée intérieure. Plus le vaisseau s’approchait de la porte intersidérale, plus la probabilité qu’elle s’en sortît était faible. Elle ne préférait pas savoir quelles étaient les conséquences d’un impact contre un portail non ouvert. Était-ce d’ailleurs possible ? Elle se recentra sur la voix du jeune. C’était la mission de Phoenix de forcer la serrure du portail, elle n’avait pas à y penser.

Azza ne sut pas où avaient fui les heures suivantes. Elle se remémorait pourtant chaque parole, chaque geste, chaque pression du bras, chaque odeur, chaque prière chuchotée, chaque regard. On fit semblant que c’était un au-revoir, pas un adieu.

Et elle était assise, là, dans une minuscule coque, l’écran de commande entre les jambes et un casque sur la tête. Des gouttes de sueur commençaient déjà à couler dans son dos. Elle n’osa imaginer l’odeur pestilentielle qui allait émaner d’elle quand elle sortirait de son scaphandre après des jours dans son jus. Elle rit. Elle avait été enfermée pendant des années dans une cellule froide et crasseuse et elle s’inquiétait maintenant de son hygiène ? D’autant plus que le système de refroidissement se mettait déjà en marche de son doux ronronnement rassurant.

Les parois se mirent à vibrer, un bruit de ferraille et soudain le vide.

Azza se lança à toute vitesse en direction de la porte gigantesque qui lui faisait face, surveillant du coin de l’œil les différentes alarmes.

La radio grésilla :

― Bonne chance, ma belle…

Elle vit sur l’écran le petit point de l’Arcadie filer loin et vite pendant qu’une dizaine d’autres s’approchaient de façon inquiétante.

Elle fonça, le plus vite possible, bloquant toute pensée parasite de son cerveau. La porte immense s’approchait de plus en plus. Sa surface noire ondulait sous une brise d’un vent fantôme.

― Ici, poste frontière 56SD3 assermentée par le service aux frontières de la Fédération Unitaire Galactique. Stoppez le vaisseau. Sans réponse, nous serons dans l’obligation de…

Azza coupa la radio.

Un vaisseau s’extirpa de la plateforme de garde et fonça à toute berzingue dans sa direction. Des traits de lumière filèrent vers la petite coque. Elle accéléra et fit quelques à-coups pour éviter les rayons. Des diodes s’illuminèrent sur son écran, des dégâts matériels avaient été repérés par les capteurs.

La porte restait noire. Ne devait-elle pas se charger en ions avant de laisser passer les navires ? Ne pas penser. Ni aux yeux verts, ni au sourire de vieux briscard, ni à la combinaison pleine de cambouis, ni aux blagues vaseuses, ni aux discussions de nuit, ni à la voix à l’accent familier et chantant. Ni qu’elle ne voulait plus crever. Oh, qu’est-ce qu’elle ne voulait plus crever.

Azza poussa ses moteurs au maximum et déchira le voile sombre.

Puis un éclair.

Puis plus rien.