Naël et Artur profitaient du soleil timide de fin de matinée. Ils avaient sorti une table et un goban qu’ils avaient posés devant le vaisseau, et décortiquaient la soirée en sirotant du rhum. Au bout d’une demi-heure de jeu, Yuka réapparut sans un mot, tunique froissée et faux cheveux en bataille. Elle s’engouffra sans un mot à l’intérieur du vaisseau. Naël n’était donc pas le seul à avoir eu une soirée fructueuse. Il n’était pas jaloux, tout le monde avait le droit de prendre son pied. De plus, il avait trop à réfléchir pour s’appesantir sur les images de deux corps entremêlés de femmes. Jorel de Seila lui avait décrit de très belles opportunités dans la zone grise de la légalité, à ne surtout pas manquer. Avec beaucoup de Feds à la clef, avait déclamé le marchand d’une voix emplie de trémolos. Il était juste question de vols de médicaments à une planète souffreteuse et pauvre.
Sauf que la belle opportunité puait et que trop de cas de conscience pouvaient se poser au sein de son équipage : le Doc’ avait eu de très mauvaises expériences avec de riches patients peu scrupuleux et Zakioru garderait à jamais un souvenir incrusté de sa rencontre avec la variole pentzanienne, faute de médicaments disponibles pour la plèbe.
Heureusement, Artur rejoignait l’analyse de Naël et il pourrait décliner le plus diplomatiquement du monde, avec le support tout en finesse de son second.
La discussion dériva sur la préparation du vaisseau. L’Arcadie était prêt à partir dès réception du message du hacker. Naël avait décidé qu’il irait cet après-midi faire un petit tour au comptoir de l’astroport. Issam lui avait expliqué que Yuka s’y rendait en début et en fin de chaque journée, avant et après son voyage pédestre vers une destination inconnue. Naël lui en toucherait deux mots, mieux valait savoir où elle allait si l’équipage devait se carapater à toute vitesse.
Dès son retour, Naël avait vérifié que les soutes étaient pleines de vivres et de graines, de médicaments, de kof, de rations de survie, de chargeurs de maser, de matos de rechange, de vis, d’acier pour soudure, de bonbonnes d’oxygène et de ruban adhésif. C’était toujours utile, du ruban adhésif. Il y avait aussi des livres numériques, dont quelques revues érotiques planquées dans des dossiers aux noms barbants pour éviter que la sorcière tombe dessus par hasard, des films, ainsi que des jeux vidéos holographiques et immersifs, car tous les membres de l’équipage n’étaient pas des cyniques à l’ancienne. Et du rhum, beaucoup de rhum.
De quoi tenir un long, très long voyage, et peut-être même le retour.
Le chuintement du sas de sortie le sortit de ses pensées. Il leva la tête et put entrapercevoir la silhouette de la jeune femme qu’il se forçait, sans résultat pour le moment, à ne plus désirer. Il se précipita à sa suite, renversant au passage le plateau de jeu et sa tasse d’alcool sous le regard réprobateur de Mazziek qui n’aimait pas le gâchis. Trop lent, Yuka avait eu le temps de passer la porte de l’astroport. Tant pis, il la chopperait à son retour, elle pouvait bien conserver sa liberté de mouvement une journée de plus.
— Si tu t’enfuis à chaque fois que tu es en mauvaise situation, capitaine, nous ne terminerons jamais cette partie.
— Que veux-tu, c’est en ça que je suis le meilleur, Artur. Pour me faire pardonner, je t’offre ma tournée.
Ils quittèrent l’astroport et gagnèrent la rue principale d’Arza. La rue était bordée de chaque côté par des maisons de contremaîtres à l’arrondi typique d’Arzabor, reconnaissables à leurs grandes ouvertures et leurs statues aux formes sinueuses. Des mosaïques incrustées au-dessus des portes représentaient des hommes joyeux en pleine récolte de kof. Des petits bosquets aux fleurs bleues et jaunes poussaient le long de la rue. En ce milieu de journée ensoleillée, des habitants déambulaient accompagnés de leur esclave aux bras chargés de victuailles.
Naël détourna le regard des pauvres bougres, identifiables au blason de leur propriétaire gravé sur le front. Il n’avait jamais apprécié voir des hommes traités comme des meubles. Il savait que cela aurait pu être lui, que ça avait failli être lui. Maintenant, un peu de la colère de Yuka s’était glissée sous sa peau. Il la sentait, palpitante, dans le creux de son ventre. Et il n’aimait pas ça, cette colère qui pouvait exploser à tout moment. Alors, il fuyait.
La route bétonnée disparut dans le sable fin. Ils rejoignirent un troquet posé sur un bout de plage tranquille, un petit coin de paradis, surtout quand il ne pleuvait pas comme à cet instant. De plus, c’était un des rares endroits sans esclave au service.
Naël paya sa tournée aux quelques hommes présents avant de s’asseoir avec Artur à sa table d’habitué. Ils réglèrent ensemble les derniers détails, les dernières pierres d’achoppement. Ils envisageaient toutes les possibilités, la maladie, la mort, la mutinerie. Rien ne devait être laissé au hasard, car l’espace ne pardonnait jamais. Même si Naël devait disparaitre, son équipage, lui, survivrait coûte que coûte.
— Ca… pi… tai… ne…
Xiafi arrêta sa course contre la table, faisant valser la vaisselle sur la terrasse. Haletant, il bégaya quelques sons sous le regard mauvais du propriétaire qui se précipita pour ramasser les bris de verre.
— Calme-toi, petit, ordonna Naël.
Enfin, ce dernier put ouvrir la bouche sans hoqueter :
— Message d’Issam, le départ est imminent.
Naël croisa le regard d’Artur qui lui répondit d’un signe de tête. C’était prévu, mais il ne pensait pas que ce serait aussi tôt. Ils se levèrent et partirent au plus vite rejoindre le vaisseau, sans oublier de jeter quelques Feds sur la table pour payer les boissons et les dégâts, suivis par un Xiafi fier et peu causant.
Ils arrivèrent enfin au vaisseau où se trouvaient tous les membres de l’équipage – sauf une – en ébullition dans la salle principale.
— Zakioru, Juli, passez au comptoir de l’astroport et vérifiez si on a un message. Vous avez dix minutes à partir de maintenant.
Les deux sortirent en courant.
— Issam, résumé de la situation.
— C’est Saelys qui a donné l’alerte, cap’taine.
Naël fit signe à ce dernier de continuer l’histoire.
— J’suis resté un peu tard prendre le déjeuner au bar du coin, tu sais, celui avec les belles poupées…
Quelques rires nerveux accueillirent ces propos. Naël n’était pas d’humeur.
— Abrège, cuistot.
Saelys ravala sa salive avant de continuer :
— Y’avait des soldats de l’armée intérieure sous les ordres du colonel Maleri…
— Minerie ?
— Oui, c’est ça ! Les troufions se vantaient de leur prochaine mission, une prise de marque, une ancienne de la Rébellion des Femmes qui s’était évadée de prison.
— Par la déesse, tu ne le dis que maintenant ? s’emporta Mazziek.
— On se calme les gars, somma Naël. Je veux tout le monde à sa position dans cinq minutes. Dès le retour de Zakioru et Juli, on met les voiles.
— Sans la petite ? interrogea Mazziek.
— Sans la petite.
Tous lui lancèrent des regards noirs. Lui non plus, ça ne lui plaisait pas d’abandonner Yuka. Elle faisait maintenant partie de son équipage. Sauf qu’il n’avait pas le choix.
— C’est soit ça, soit le trou pour tous. Ça tente quelqu’un, la prison fédérale ?
La question étant accueillie par un silence de mort, Naël conclut que la réponse était non et tourna les talons pour se poster devant le sas de sortie. Il entendit à peine Artur encourager les hommes. Attendre, encore. Allez les gars, ce n’est pas si loin le comptoir.
Artur se plaça à ces côtés :
— Tout est paré, capitaine.
— Bien.
— J’espère que la protection de Seila ne nous coûtera pas trop cher.
Naël répondit par un rictus. La porte du sas s’ouvrit enfin et dégueula les deux hommes essoufflés pendant que les parois se mirent à vibrer. Surpris par l’accélération du vaisseau, ils eurent juste le temps de s’accrocher à une poignée murale.
Quand le vaisseau se stabilisa, Zakioru tendit un bout de papier à Naël :
— Désolé, capitaine, le gars du comptoir était pas très coopératif, on a dû forcer un peu…
Naël déplia le papier chiffonné, lut le message et le passa à son second qui hocha la tête. Ils avaient enfin un nom et un lieu. Il ne leur manquait plus que Yuka, qui à l’heure actuelle devait croupir dans les geôles d’un vaisseau fédéral.
***
Azza état allongée dans le sable. Elle profitait des rayons de soleil qui perçaient l’habituelle couche nuageuse. Peut-être pourrait-elle revenir en saison sèche et voir à quoi ressemblait l’horizon sans ces nuages au loin. Il faisait chaud et l’air salé lui piquait le nez. Autour d’elle, les gamins jouaient en courant dans tous les sens sous le regard vigilant des vieilles femmes qui tricotaient avec des gestes tranquilles.
Une ombre lui cacha la lumière. Elle mit la main devant ses yeux, devinant plus qu’elle ne voyait le visage déterminé de Barzami :
— Aujourd’hui, je t’apprends à nager.
— Ah, je ne pense pas que ça soit une bonne idée…
— Mais si, viens je vais te montrer !
Il commença à la tirer par le bras. N’arrivant pas à la faire bouger, il fit signe à ses compagnons de l’aider et Azza fut portée par une dizaine de petites mains qui la jetèrent dans l’eau sans sommation. Elle sortit sa tête pour aspirer une goulée d’air. Heureusement, elle avait toujours pied. Ç’aurait été bête de mourir asphyxiée dans cette eau améthyste après tout ce qu’elle avait vécu. Elle se mit à grogner et poursuivit dans de grandes éclaboussures ses kidnappeuses qui s’enfuyaient, ne laissant derrière elles que des éclats de rire.
Elle attrapa Barzami et se cogna contre l’enfant, devenu immobile.
— Qu’est-ce qu’il…
Elle s’interrompit devant l’air apeuré du petit. Elle leva les yeux dans la même direction que lui, vers la plage. Son sang gela dans ses veines. Un vaisseau aux lignes épurées atterrissait sur le sable, écrasant de sa masse les baraques du village. Des silhouettes sombres en surgirent. Elle décelait les masers d’assaut dans les mains, longs objets noirs qui se confondaient presque avec le bleu des uniformes.
— Va-t’en, Barzami, mets-toi à l’abri.
Elle le poussa devant elle. Il lui lança pour toute réponse un regard blessé.
— Va-t-en, maintenant, ta famille a besoin de toi.
Le gamin s’élança enfin, à la nage puis en courant sur la plage. Sa silhouette rapetissait, ne laissant que des traces de pas dans le sable, pendant que les vieilles dames et les plus jeunes enfants se réfugiaient dans les cabanes si frêles devant le vaisseau fédéral.
Azza se retrouvait seule dans l’eau, face à un mur d’hommes entraînés. Elle avança vers eux, chavirant sous le va-et-vient des vagues. Elle atteignit le rivage et continua sa marche à la rencontre du regard froid du colonel Minerie, faisant abstraction des canons noirs qui visaient sa tête. Le sable lui grattait les jambes, elle était incommodée par ses vêtements humides plaqués sur son corps et elle avait peur. Elle ne voulait pas revivre ce qu’elle avait vécu lors de sa précédente arrestation. Tout son être lui criait de s’enfuir, plutôt mourir noyée que de retourner dans une cellule froide à la merci des hommes. Mais, il y avait plus important qu’elle. Tête haute, elle articula d’une voix forte :
— Le village n’est pour rien dans mon évasion. Ces gens ne savent même pas qui je suis. Si vous avez un peu d’honneur sous votre uniforme, épargnez-les.
— Bonjour, madame Yuka. Ou plutôt madame Azza, reprit Minerie. J’entends ce que vous dites. Si vous ne vous défendez pas, nous ne ferons rien à ces braves gens. Vous avez ma parole.
Que pouvait-elle faire d’autre que croire cet homme ? C’était lui qui commandait un groupe armé, pas elle. Elle croisa ses mains derrière la tête.
— Bien, je suis heureux de votre coopération.
Le colonel fit signe à ces hommes. Deux d’entre eux s’approchèrent. Azza retint un cri de douleur quand ils ramenèrent sans ménagement ses bras devant elle pour la menotter. Les deux hommes s’éloignèrent, remplacés par deux copies qui lui collèrent leur canon dans le creux des reins pour la faire avancer.
Elle se mit en marche, traînant des pieds dans le sable. Elle en profita pour compter les paires de bottes : vingt avec le colonel. D’autres devaient garder le vaisseau. Trop pour elle, surtout menottée et sans arme. Peut-être aurait-t’elle plus de chance dans le vaisseau d’intervention.
D’un coup, les hommes s’arrêtèrent et se compactèrent autour d’elle, pointant leur maser dans toutes les directions. Azza leva la tête. Un groupe d’esclaves commençait à faire masse entre les soldats et le vaisseau. Les petites étaient parties chercher les adultes plus valides aux champs et toutes formaient une bande menaçante, tenant des armes de fortune dans leurs mains tremblantes que contredisait leur visage déterminé.
— J’ai ordre de la Fédération de ramener cet élément séditieux pour être jugé. Toute personne s’opposant à cette arrestation sera considérée comme complice et sera abattue sur place, cria Minerie d’une voix claire.
Puis, il murmura à l’encontre de ses hommes :
— Pas d’effusion de sang inutile.
— Compris, colonel.
Les images suivantes restèrent gravées sur les rétines d’Azza. Elle vit Barzami se dégager des grandes mains d’un adulte. Son père ? Le garçon fonça vers eux en hurlant, tenant à la main son pauvre filet. Il s’arrêta net dans sa course et s’effondra telle une poupée de chiffon sur le sable.
Minerie frappa en l’insultant l’homme qui avait tiré.
— C’était un gamin… murmura-t-elle
L’adulte aux grandes mains se précipita vers le petit corps, accompagné d’une femme encore jeune et d’Alarzame, la grand-mère au tricot. Toutes les trois se mirent à pleurer en cœur.
— C’était un gamin…
Azza n’entendit plus rien. Elle croisa le regard contrarié du colonel qui retourna vite vers le groupe grondant qui lui faisait face.
— C’était un gamin, et j’avais votre parole, murmura-t-elle.
Et tout se noya dans une brume rouge. Azza se jeta tête la première sur le jeune soldat qui avait tiré, le renversa sur le sable. Elle fouilla à la hâte les poches de l’uniforme. Elle attrapa un poignard qu’elle planta dans les côtes du jeune homme. Elle devina à peine la bataille qui faisait rage autour d’elle. Elle dégagea le couteau de la chair morte avant de se relever titubante. Elle évita un coup de crosse, répondit par une frappe en plein visage. Elle lâcha la lame qui s’était bloquée dans le crâne du soldat et se pencha pour récupérer un maser d’assaut tombé au sol. Il était difficile à manier avec ses deux mains attachées. Une douleur lui perça le bras. Elle la repoussa très loin dans sa tête. Elle cala la crosse du fusil contre son ventre puis tira sur la silhouette bleue la plus proche qui s’effondra au sol. Le recul du maser lui coupa le souffle. Une deuxième brûlure lui fit lâcher son arme.
Elle tomba au sol, sans pouvoir bouger un muscle. Une chape de plomb lui recouvrait le corps. Elle avait dû mal à respirer, les poumons douloureux comme figés dans le plastique. Elle s’était transformée en statue de chair. Ne pas paniquer. Ne pas paniquer. Ne pas paniquer.
Des paires de bottes courraient dans tous les sens autour d’elle. Soudainement, elle fut soulevée sans ménagement, la tête oscillante. Elle aperçut des corps ensanglantant le sable puis des parois claires entrecoupées de silhouettes bleues. Des ordres brefs suivis des bruits de cavalcade lui parvinrent avant d’être jetée sans ménagement dans une cabine. Ne pouvant toujours pas bouger, elle ne voyait qu’une portion modeste d’un mur blanc. Mais, pourquoi tous les vaisseaux militaires étaient immaculés ? Elle roula sous la force accélératrice du vaisseau et cogna sa tête contre le lit vissé au sol. Puis ce fut le noir.
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