Le temps était une notion étonnante. Les minutes s’engrenaient lentement, pourtant Azza eut l’impression que les heures prises ensemble s’étaient écoulées à la vitesse de la lumière. Qu’avait-elle bien pu faire ? Elle se rapprocha encore plus du pare-brise de la cabine du pilote pendant qu’Issam vérifiait les trajectoires d’approches proposées par l’ordinateur de bord.

Le navire, voile repliée, tournait en orbite autour de la petite planète recouverte de glace. Des tours géantes hérissaient la surface bleutée, telles de longs épis de riz sortant leur tête de l’eau. Au signal de la base au sol, Issam alluma les moteurs et manœuvra pour s’arracher à l’orbite. Le navire s’approcha de plus en plus vite de l’astroport indiqué par d’énormes flèches holographiques ; toutefois, peu de personnes devaient se plaindre de la pollution lumineuse. D’après Issam, il faisait beaucoup trop froid pour pointer son nez à l’air libre, alors la ville avait plongé de plus en plus profondément ses tentacules sous terre, formant une vraie termitière d’humains.

Azza profita de la manœuvre pour enfiler la robe verte par-dessus son uniforme. Aucun des matelots à bord n’avait de don en couture et les échancrures ne siégeaient pas une femme digne de ce nom quand elle se tenait en public, avait décrété Kalozka, connaisseur autoproclamé en savoir-vivre. Au moins, cette solution lui permettait de conserver une certaine forme de liberté de mouvement. Elle attacha sa voilette autour des yeux sous les moqueries d’Issam. La vie en jaune.

Le capitaine avait insisté lourdement sur les interdictions légales ou implicites imposées aux femmes, comme si elle n’avait pas passé des années à les combattre. Elles comportaient en vrac : la conduite d’aéromobiles, la prise de tabac sous sa forme oral, montrer ses genoux, crier en public, coucher sans l’accord de son mari, couper la parole, posséder son propre compte bancaire, participer à des bastons… En résumé, pas de vague, pas de bruit. Ce n’était pas comme si elle aurait eu le temps de batifoler pendant leur arrêt de trois heures, mais, par principe, elle avait demandé quels étaient les critères du capitaine pour accepter un plan cul avec un homme. Il n’avait pas eu l’air d’apprécier la blague et s’était enfui d’un air de jeune vierge indigné sous le regard amusé d’Artur. Le quartier-maître avait toujours eu plus d’humour.

Le vaisseau se posa tout en douceur. Après de dernières recommandations, le petit groupe passa le sas du navire. Les hommes et elle attendirent devant la douane équipée d’un scanner biométrique. Quand se fut son tour, Azza se concentra sur sa respiration avant d’avancer dans la cabine transparente. C’était une pratique apprise auprès de Mona pour maîtriser l’angoisse qu’elle sentait monter. Des bras robotiques tournicotèrent autour d’elle quelques secondes, recréant au fur et à mesure un modèle tridimensionnel de la jeune femme sur le pupitre du garde. Elle souleva la voilette pour que la caméra puisse scanner ses yeux. L’écran devant elle finit par s’illuminer de vert et l’inscription « Bienvenue Madame Kalozka » clignota en trois langues différentes. Elle ferma brièvement les yeux de soulagement. Elle avait réussi le test. La hackeuse avait tenu sa promesse.

Azza (Madame Kalozka) rejoignit ses camarades qui l’attendaient à la sortie de l’astroport.

― Je vous l’avais dit que Phoenix était la meilleure, commenta sobrement Linor d’un rouge écarlate.

― On verra, petit. Indique-nous plutôt le chemin.

Le groupe s’éloigna sous la conduite du jeune mécanicien, fier comme un coq. Azza décida que Kalozka, visiblement tendu, ne lui gâcherait pas la joie de la découverte et profita de leur marche pour s’émerveiller devant l’architecture folle de la ville dans laquelle elles s’enfonçaient. Leur respiration se condensait en petits nuages au-dessus d’elles. L’air froid était un peu piquant, mélange de sel et de fer, de plastique et de rouille. Des tours métalliques formaient le cœur de la ville et s’élevaient haut dans le ciel. Leurs sommets se perdaient dans un brouillard jaunâtre, qui n’était pas uniquement dû au tissu qui obstruait une partie de la vue d’Azza. Aucun plafond ne coupait son regard. Mais son attention fut tout de suite aimantée par la profondeur dans laquelle s’enfonçaient les bâtiments, tels des arbres au tronc plongeant dans un mille-feuille de plateformes bétonnées. Azza se pencha par-dessus une rambarde et fut prise de vertige devant l’absence de fond. Des ponts plus ou moins bricolés permettaient de voyager d’un gratte-ciel à l’autre. Les plus gros formaient des boulevards de fortune. Azza pouvait voir d’ici les silhouettes qui les traversaient. D’énormes réclames aux pixels vieillissants recouvraient les façades sans fenêtre, déclamant des messages consuméristes à coup de vidéos criardes.

Les plateformes grouillaient de personnes de tous types et de tous styles. Le groupe slaloma entre des étals recouverts de pièces électroniques posées à même le sol, des jets de fumée s’échappant par moment à travers des bouches d’égout, des masses de fils qui pendouillaient des ponts et des prophètes apocalyptiques. Ces derniers avaient dû cramer leur cerveau par un trop plein de connexions au Réseau, commenta Kalozka à la vue de leurs yeux fous et des câbles qui sortaient de leur cou. Elle profitait, nez en l’air, de chaque détail, chaque bruit, chaque odeur, malgré la voilette qui lui brouillait la vue. Linor les guidait sans difficulté parmi ce capharnaüm. Plus l’équipe descendit, plus l’air était chaud et Azza commença à étouffer sous ses couches de vêtements. Les écrans devinrent de plus en plus petits jusqu’à disparaître complètement.

Azza croisa cependant des regards d’hommes, de ces regards scrutant qui charcutent. Ils restèrent pourtant à distance, hésitant devant le groupe composé de mâles qui l’entourait. Il y avait peu de ses sœurs dans les rues. Les quelques visages féminins appartenaient à des femmes et des filles perchées sur des chaussures à talons interminables autour desquelles rodaient des hommes à la mine patibulaire. Elle sentit sa vieille amie la colère renflouée dans ses veines. Elle ferrait ravaler la prochaine œillade un peu insistante. Kalozka dût se rendre compte de son état car il lui tapota le bras à plusieurs reprises. C’était sa nouvelle manie. Elle lui jeta un regard énervé en se dégageant le bras. Compris. Elle ne ferait pas de vague, pas de bruit.

***

Naël surveillait du coin de l’œil Yuka qui semblait aussi stable que de la nitroglycérine dans un sablier. Il commençait à connaître ce pli au coin de la bouche et les emmerdes qui allaient avec. Le groupe avait descendu des dizaines d’escaliers, traversé quelques ponts. Ils s’éloignèrent de plus en plus des tours et de l’abysse. Les rues grouillantes, où chaque silhouette cachait une menace, étaient devenues des ruelles tortueuses, pourtant tout autant encombrées de câbles.

Linor s’arrêta enfin devant un bar à la devanture aussi miteuse que le reste des boutiques qui l’environnait. Naël ne sut pas comment le mécanicien pouvait être aussi certain du lieu, vu que le nom était illisible, chacune des lettres holographiques clignotant à un rythme qui leur était propre. Ils entrèrent au son d’une sonnette essoufflée.

Le lieu paraissait aussi vieux que la devanture. Des vieux tableaux tridimensionnels étaient accrochées aux murs décrépis, des enceintes crachotaient de la musique en sourdine pendant que de rares clients, nez dans leur verre, étaient attablés sur des tabourets aux couleurs passées. Au comptoir, le barman essuyait des verres sales avec un torchon encore plus sale. Mazziek glissa sa main métallique sous le manteau où il avait planqué son bon vieux lance-fléchette pneumatique. Naël l’imita et le poids de son maser au creux de sa paume le rassura un peu. Linor s’approcha du comptoir et demanda à voir Phoenix.

― Vous buvez quoi ?

La voix du vieux était aussi éteinte que son regard. Le jeune se tourna d’un air indécis vers Naël. Devant l’air buté du vieillard, ce dernier opta pour la technique mielleuse et dégaina son sourire le plus ravageur.

― Une canette de skop pour le petit, un licassis pour la dame et deux bourbons pour les hommes, monsieur.

Le serveur prépara la commande sans hâte, en attrapant des bouteilles poussiéreuses sur l’étagère qui se trouvait derrière lui.

― Et vous venez de loin, comme ça ?

― Assez, oui. On vient rendre visite à Madame Bulsajo, la cousine de ma femme, répondit Naël en utilisant le nom de code fourni par Phoenix.

Il attrapa la taille de Yuka d’une main et retint de justesse un juron quand celle-ci le pinça férocement. Elle lui jeta un regard assassin de sous sa voilette. Esprit joueur et sans se départir de son air affable, il raffermit sa prise sur sa proie en refoulant la douleur qui pulsait dans son bras.

― Oh ! très bien. La famille, c’est important.

L’homme posa les verres sur le comptoir, renversant quelques gouttes sur le bois luisant et continua :

― Comment se porte l’empereur ?

― Aucune idée, monsieur, je ne le connais pas personnellement. Je préfère l’éviter, il paraît qu’il a l’humeur changeante et la colère divine facile, si vous voyez ce que je veux dire. On vient pour une petite visite et on repart. D’ailleurs, désolé d’insister ainsi, mais auriez-vous l’amabilité de nous indiquer où se trouve notre chère cousine ?

Les yeux délavés du barman papillonnèrent sur chacun d’eux. Il se décida enfin à répondre :

― Vous continuez le couloir jusqu’au fond. Vous trouverez Madame Bulsajo dans la dernière alcôve à gauche.

― Merci et bonne journée, monsieur.

Chacun prit son verre avant de s’éloigner dans un couloir sombre aux néons grésillants. Ils passèrent plusieurs portes fermées avant de se poster de chaque côté de celle qui les intéressait. Naël leva trois doigts qu’il abaissa l’un après l’autre. Trois, deux, un… Il ouvrit la porte d’un coup sec et attendit la détonation. Comme celle-ci ne venait pas, il se décida à entrer, Mazziek, Linor et Yuka à sa suite.