Naël s’était attendu à beaucoup de chose. Une femme androgyne acnéique et en t-shirt informe. Un de ces êtres plus proches des machines que de l’humain qui peuplaient les bas fonds du Réseau. Une personne aux appendices câblées comme ils avaient pu en rencontrer sur leur route. Même à une pin-up jouant de ses charmes pour obtenir des cartes à puce pleines de secrets détenus par de vieux hommes libidineux.

Mais rien ne l’avait préparé à l’hôte qui les attendait tranquillement.

Phoenix ressemblait à une adolescente des plus banales. De taille moyenne, des cheveux châtains, des yeux châtains, une peau châtaine. Elle était jolie sans être belle. Elle portait un débardeur noir, légèrement décolleté sans vulgarité, et une longue jupe bleu foncé, accompagnée de l’habituelle voilette noire posée sur la table. Bref, elle transpirait la normalité par tous les pores. Ce qui était peut-être la meilleure méthode pour passer à travers les filets.

Une présence presque irréelle, artificielle. Trop. Elle n’avait pas bougé d’un iota à leur entrée, sourire de sphinx glissé sur ses lèvres. Et ses yeux étaient encore plus froids que ceux de la richarde frigide, sauf qu’ils ne clignaient pas. Naël comprit d’un coup. Un cyborg, peu fiable et difficile à tuer. Une menace à ne pas prendre à la légère. La cybernétique était pourtant interdite dans l’Empire et la Fédération depuis une cinquantaine d’années.

Naël se rappelait très bien de sa rencontre précédente avec un humain de ferraille, un capitaine pirate avec lequel il avait eu le malheur de faire un accord pour une cargaison de modules illégaux de greffes. Leur mission les avait amené jusqu’à un cimetière d’intelligences artificielles multi-centenaires, un bunker poussiéreux sur une planète irradiée. Le cyborg était devenu fou et avait massacré ses propres hommes. Naël et son équipage s’en étaient sortis de justesse, mais deux de ses matelots étaient morts suite à leurs blessures et lui-même avait perdu des bouts d’intestin dans la bataille.

— Salut Phoenix, tu n’as pas changé d’un poil depuis la dernière fois.

Linor semblait heureux. Il contourna la table pour serrer l’adolescente contre lui. Pas l’adolescente, la menace, se corrigea Naël.

— Moi aussi, je suis contente de te voir mais là tu m’étouffes, et je passe pour qui devant mes invités ? réprimanda-t-elle d’une voix fluette.

Elle n’avait pas lâché Yuka du regard.

— Faites comme chez vous et prenez un siège, ce sera plus confortable pour discuter.

Naël et Yuka s’assirent pendant que Linor se plaçait au côté de son amie et que Mazziek faisait le guet devant la porte.

— Tu me reconnais ? demanda le hacker à Yuka.

— Oui, bien sûr, répondit l’ancienne rebelle, un coin de lèvres relevé en sourire. Peu de personnes oseraient me faire les poches, surtout pendant un braquage qui était, disons, un peu brutal.

— Un peu brutal ? Une vraie boucherie, oui !

Son rire métallique tomba comme des perles sur le sol.

— Tu ne portes pas ton surnom pour rien. Tu sais, j’avais vraiment besoin de cette clef magnétique. En plus, ta petite action m’a coûté des mois de préparation… soupira-t-elle. Mais, dis-moi, tu parais plus petite qu’avant, non ?

— C’est l’absence de manteau rouge.

— Ça doit être ça… Et plus maigre, non ?

— Ah, c’est l’effet de la prison.

— Je te plains. C’est le problème d’avoir des corps de chair, ils ne sont pas fiables. Ils grossissent, ils maigrissent, ils s’affaiblissent…

— Oui, c’est vrai, mais je l’aime bien mon corps. On se tient compagnie depuis longtemps.

— C’est passéiste, cette façon de penser. Tous ces fluides, toutes ces sensations, berk.

La cyborg balaya l’air d’une main fine.

— Je t’ai cherchée sur le Réseau après notre première rencontre.

— Je ne vais pas sur le Réseau.

— Une vraie arriérée, dis donc ! Mais cela explique tout car, tu vois, rien ne m’échappe sur le Réseau. J’ai suivi chacune de tes aventures jusqu’à la fin, mieux que tous les dramas sur les ondes. Tu es restée classe jusqu’au bout, te taisant pour ne pas faire tomber tes camarades terroristes, malgré les insultes et les coups. Vraiment, respect ! Je suis une fan absolue. Dès que Linor m’a contactée pour parler de cette petite affaire, j’ai sauté à pieds joints sur l’occasion.

— Ce qui n’empêche pas de nous faire un tarif spécial arnaque, coupa Naël.

— Ah ! non, je ne suis pas d’accord. Je vous ai fait un prix d’amis. Mes tarifs sont habituellement beaucoup plus élevés.

— Ce qui reste tout de même un prix d’arnaque. J’imagine que les services vont aller avec. Comment tu penses t’y prendre pour répondre à notre question sans que Yuredig se fasse choper ?

— De la même façon que les scans biométriques, j’imagine ? questionna Linor.

— Pas tout à fait.

Elle se tourna de nouveau vers Yuka.

— La réponse à ta question se trouve dans les archives de l’armée intérieure fédérale. Le réseau des archives est complètement ségrégué de celui des scanners. Pire, je n’ai pas trouvé de porte d’entrée publique pour les Archives. Mes petits hameçons n’ont même pas été ouverts par les archivistes. Des petits messages spécialement concoctés pour eux, avec une surprise maison qui m’aurait permis d’accéder à leurs terminaux. Ils sont bien dressés aux Archives Fédérales, mieux que leurs petits camarades des Identités. Ils suivent les règles comme il faut.

— Mais tu as bien sûr trouvé une solution ? s’enquit le jeune mécanicien.

Le jeune homme devait être adhérent à tous les fan-clubs de femmes inaccessibles. C’était probablement lié à l’âge.

— Oui, bien sûr.

Elle farfouilla dans un tiroir devant elle et posa d’un air théâtral une pièce électronique sur le bureau.

— Voici notre solution.

Naël prit l’objet dans les mains. Il était composé d’une prise réseau de chaque côté et à son centre d’une puce électronique reliée à une minuscule antenne. Le tout devait faire la moitié d’un pouce. Il en avait vu dans des manuels de formation tridim. Il s’agissait d’une radio-puce à brancher sur le réseau sur lequel on voulait s’introduire, un petit bijou électronique à l’ancienne. Une fois installée, elle envoyait les données par radio à un récepteur externe. Ce qui impliquait, d’une part, qu’il fallait s’introduire dans les Archives et, d’autre part, vu la taille de l’antenne, qu’une station devait récupérer les messages non loin de ces mêmes Archives.

— Je l’ai fait moi-même. L’antenne permet d’émettre jusqu’à une centaine de kilomètres. Mais cela ne sera pas nécessaire selon mon plan.

— Qui implique qu’un de mes hommes s’introduise dans un centre ultragardé de la Fédération, commenta Naël.

― Non, qui implique que vous, Azza et toi, vous vous introduisiez dans un centre ultragardé de la Fédération. En fait…

— Ah ! mais oui, c’est mieux, coupa-t-il d’un ton sarcastique Après tout, c’est une très bonne idée d’envoyer au cœur de la base de données de la Fédération une rebelle évadée considérée comme dangereuse et un ancien héros de guerre unioniste. C’est foutrement une tactique intelligente, digne de mon ancien sergent-chef, paix à son âme.

— Laisse-la finir, Kalozka, coupa Yuka d’un regard agacé.

— Merci, ma chère. Il est très en vogue d’aller récupérer une copie de son contrat de mariage aux Archives. Il s’agit en fait d’une étape obligée de tout bon voyage de noce. L’idée clef, c’est que je maîtrise le réseau d’un hôtel proche de nos chères Archives. Un récepteur radio de mon cru y est branchée. Nos tourtereaux ici présents feront une petite visite sur la planète administrative et pénétreront dans le bureau des Archives chercher leur souvenir de papier. En passant, ils, c’est-à-dire vous deux, brancheront la radio-puce à l’endroit indiqué sur le plan que je vous fournirai. Pour l’identification, cela se passera aussi bien qu’ici. Les soldats ne s’attendront pas qu’Azza vienne faire un petit tour dans un centre de la Fédération. Une fois installés au chaud, mes programmes chercheront toutes les membres encore vivantes de l’Antianeirai. Les noms et adresses seront alors envoyés via la radio-puce à la station qui me les relayera.

Un long silence suivit le discours de la cyborg. Naël n’aimait pas ce plan. Trop de zones d’ombre. Le hacker avait probablement raison pour le passage des contrôles d’identité, elle l’avait prouvé par ailleurs. Cependant, la pénétration dans un bâtiment officiel était risqué. Tentant, excitant, mais risqué. Il ne pouvait pas prendre la décision seul.

— T’en penses quoi, mon soleil d’amour ? demanda-t-il enfin.

Phoenix souleva un sourcil en direction de la rebelle :

— Je m’habitue, répondit Yuka le plus sérieusement du monde à la question non formulée. La recherche prendra combien de temps ?

— Deux semaine, peut-être trois.

— Je paye ce prix pour un résultat si long ? protesta Naël, chassant dans un coin de sa tête que, techniquement, il ne débourserait pas un Fed.

Mais quand même, il aurait pensé que cette hackeuse de génie aurait mis quelques heures au maximum.

— Oh ! je pourrais être plus rapide, c’est certain, répondit la cyborg d’un rire froid, mais la discrétion est ma meilleure défense surtout que, vous comprenez bien, je n’ai pas que ces données-là à exfiltrer.

— Ce plan me convient, Kalozka, je ne veux que retrouver le nom de cette traîtresse et, pour ça, peu m’importe les risques et les conséquences.

Une pause, et elle reprit :

― Cependant, je ne suis plus la seule impliquée. Je pense qu’il est plus juste de demander l’avis de tes hommes. Il y a trop d’enjeux et ils ont droit de décider pour eux-mêmes.

— Parfait, parfait ! s’exclama la cyborg.

Elle sortit du tiroir une micro-disquette qu’elle tendit à Linor :

― Toutes les informations sont dessus, prends-en bien soin, mon petit.

Mon petit ? Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Naël se leva pour mettre fin à l’entretien qui s’éternisait trop à son goût.

— C’était un grand honneur de te rencontrer, Azza « La Rouge » Yuredig. Si je peux faire quelque chose pour toi, n’hésite pas.

  • Alors, j’en profite.

Yuka sortit un bout de papier de sa robe qu’elle glissa à la cyborg.

— Si l’on arrive à récupérer les données, pourrais-tu diffuser ce message sur les ondes ?

— Avant ou après que tu auras fait ce que tu dois faire à la traîtresse ?

— Après.

La sorcière réfléchit une seconde :

― Disons, un mois après la réception de l’adresse, pour nous laisser une marge.

Phoenix lut le message avant d’éclater de rire :

— J’ai hâte d’y être ! Ça sera mon petit cadeau.

— Merci, Phoenix. A très vite.

— Au plaisir de faire des affaires avec toi. N’hésite pas à revenir, je te ferais des prix spéciaux. Avec toi aussi, capitaine Kalozka, ce fut un plaisir. A bientôt, Linor. Salue ta mère de ma part la prochaine fois que tu la vois !

Ils quittèrent la pièce d’un même mouvement. L’entretien avait été plus long que prévu.

— Qu’est-ce qu’il y avait d’écrit sur le papier, petite ? interrogea Mazziek.

— Tu verras en temps voulu. D’ailleurs, je te ferai remarquer que tu ne me dépasses pas de beaucoup.

Il lui tapota la tête en répondant :

— Ah, mon amie, tu resteras toujours la petite chère à mon cœur…

En sortant du bar miteux, ils hâtèrent le pas pour rejoindre le reste de l’équipage. Naël espérait que la livraison s’était passée sans accroc.

— J’ai cru que la cyborg t’aurait bien croquée, mon sucre d’orge, glissa-t-il d’un air dégagé à Yuka.

— Elle est cyborg ?

Elle fit une pause avant de reprendre d’un ton curieux :

― Tu crois qu’il faut aussi l’accord du mari pour coucher avec un ou une cyborg ?

Il lui lança son plus beau regard consterné et accéléra le pas. Il avait hâte de quitter la foule de la ville, où chaque silhouette, chaque ombre, portait une menace en elle-même, pour retrouver la quiétude et la sécurité maîtrisable de son vaisseau.