La chute brutale réveilla Azza. Allongée sur le sol dur, elle ouvrit les yeux. Elle était toujours au milieu du jardin et devinait la silhouette de Zakioru roulé en boule contre une jardinière. Les autres hommes avaient disparu. Elle se leva, les membres douloureux, avant de se diriger cahin-caha vers la trappe. Un kof lui ferait du bien et, vu la beuverie de la veille, elle aurait peu de chance de croiser Saelys de sitôt. Les murs tanguaient autour d’elle et un moteur de découpes-ferrailles, un gros, un de ceux que l’on trouvait au sein des ateliers de réparations de navires, vrombissait au milieu de son crâne.

Elle se promit d’arrêter de boire quand elle eut l’impression de flotter dans les airs. Son mal de tête et sa désorientation s’accentuèrent. Elle refoula une nausée quand elle vit s’élever son camarade ainsi que des cadavres de bouteilles d’alcool maison.

La réalité frappa à grands coups au portail de son cerveau. Sa gueule de bois n’expliquait pas tout. Elle flottait littéralement au-dessus du sol, tout comme les restes de la beuverie de la veille et tout comme le grand corps du pentzanien. Elle était en apesanteur. Le générateur de gravité devait faire des siennes. Au mieux, il s’agissait d’un bug ; au pire, il s’agissait d’un acte délibéré. Son cœur se serra à cette idée.

Elle envoya son bras en direction de la porte donnant sur la salle des machines. Sa tentative se solda en une suite de pirouettes autour d’elle-même. Elle imaginait déjà les moqueries de Kalozka s’il la voyait en si piteuse position. Réprimant un haut-le-cœur, elle banda ses muscles avant de se propulser en avant. Elle rebondit d’un lourd bang sur la porte encore fermée. Le choc la catapulta contre un arbuste aux feuilles odorantes. Elle se retint aux branches en ralentissant sa respiration. Elle attendit que la porte finisse de s’ouvrir, se força à chasser les signaux de douleurs que lui envoyaient tous ses membres, et réitéra un essai. Elle traversa la porte et s’accrocha à la première prise murale du couloir. Ce n’était pas si difficile en fin de compte.

Azza avança précautionneusement parmi la machinerie, zigzaguant entre les tuyaux, une prise après l’autre. Derrière une rangée de conduits, elle tomba nez à nez sur le corps inconscient de Mazziek. Des billes rouge grenat gouttaient de son uniforme. Elle chassa la panique qui affluait et tira l’homme vers elle d’un geste brusque. La masse cogna contre sa poitrine mais elle maintint le corps, malgré les douleurs se répercutant dans ses os. Elle pausa ses doigts contre le cou, sentit des pulsations faibles. Vivant. Un poids disparut de ses épaules. Elle vérifia la blessure, peu profonde, puis relâcha l’homme. Elle ne pouvait rien faire de plus pour son frère d’esclavage. Elle continua sa route, inquiète.

Ses craintes se confirmèrent en arrivant dans le hangar où étaient entreposés les modules de secours. Une silhouette en combinaison aimantée pointait un maser en direction d’un Linor pâle et dérivant au milieu de la pièce, une clef à molette dans la main.

En prenant appui sur le mur, Azza se propulsa contre l’inconnue, la faisant valdinguer contre le sol. Sous le choc, cette dernière lâcha son arme qui s’envola dans les airs. En même temps, Azza finissait sa trajectoire contre un module de survie. Elle rebondit d’un bruit sourd en direction du maser. Elle l’attrapa en vol, s’accrocha à une prise murale et tira en direction de la combinaison argentée. Le contrecoup la plaqua contre la paroi du vaisseau, mais elle vit du coin de l’œil son adversaire s’écrouler. Elle reprit enfin son souffle.

― J’vais vomir… murmura le mécanicien d’une voie plaintive.

Azza se dirigea dans sa direction, l’attrapa par la manche et le tira contre la poubelle murale juste à temps.

― Je suis désolé pour hier, chuchota le jeune homme après de long hoquets.

― Ce n’est ni grave ni le moment, petit frère, on est sous attaque et faut que tu nous remettes la G rapidement.

Azza tracta le jeune mécanicien jusqu’à la salle des machines puis se posta au-dessus de la porte, s’agrippant à une poignée d’une main et tenant le maser de l’autre. Il était bien fait, ce vaisseau, avec toutes ces prises et ces caches. Une idée d’amélioration pour l’Antianeirai. Non, il avait été réduit en pièces détachées pour rafistoler des vaisseaux vieillissants. L’idée que des bouts de tôle de son navire pouvaient encore se balader dans l’espace la revigora un peu.

Dix minutes devaient s’être écoulées depuis son réveil brutal. Elle entendit des jurons et des bruits de ferrailles. Le mécanicien avait, somme toute, retrouvé ses moyens devant ses chers moteurs.

La porte émit son chuintement caractéristique quand le générateur d’apesanteur se remit brusquement en marche. Sens du timing parfait, Azza lâcha sa prise pour s’écrouler sur l’homme qui venait de passer l’ouverture. Le générateur tressauta quelques secondes et elle rebondit plusieurs fois avant de s’écrouler sur le sol.

***

― Linor, t’as fini de régler ce foutu générateur ? tonna Naël en se redressant endolori.

― Oui, cap’taine, ça devrait tenir.

Le jeune essuya du cambouis sur sa combinaison avant de reprendre :

― Y z’ont pas trop saboté la machine, ils pensaient peut-être récupérer le vaisseau.

Yuka roula sur le sol et tenta de se lever. Elle avait une sale gueule, peau grise parsemée de sang et de gouttes de vomi.

― Ça va, mon petit singe de l’espace ?

― Oui oui, grogna-t-elle.

― T’as du sang partout.

― Pas le mien.

― Et du vomi.

― Pas le mien non plus.

Naël lui tendit une main. Elle accepta et se releva en grimaçant. Elle s’épousseta avant de ramasser un maser au sol qu’elle glissa dans sa ceinture. Naël laissa faire, elle pourrait bien en avoir besoin.

― Il se passe quoi, Kalozka ?

― Des petits malins ont profité de notre fiesta pour nous accoster… La honte. Le système d’alarme a encore dû tomber en rade. On a méchamment foiré. Et on a de la chance, ils nous ont pas asphyxiés dans notre sommeil. On s’est fait avoir à notre propre jeu. Linor, tu restes ici pour surveiller ce générateur de merde et tu vérifies qu’il n’y ait pas d’autres problèmes mécaniques.

― Je lance les moteurs thermiques ?

― Non, inutile, ils sont accrochés comme une sangsue à notre coque, on va faire ça manuellement. Ma fleur de champ, tu…

― Je viens avec toi, coupa-t-elle les yeux brillants.

Ce n’était pas comme si elle lui laissait le choix. Eh bien, ça serait l’occasion de voir si elle avait usurpé sa réputation au tir.

― OK, tu restes avec moi, mais tu suis mes ordres.

― Oui, oui… capitaine, ajouta-t-elle, sourire en coin.

S’il faisait abstraction de l’ironie qui transpirait par chacune des pores de Yuka, Naël pourrait s’habituer à ce que cette femme l’appelât capitaine. Ils avancèrent dans la salle des machines le plus silencieusement possible, laissant derrière eux Linor.

Des bribes de paroles arrivèrent de l’entrepôt. Naël passa la tête par-dessus l’escalier. Deux menaces, comme les appelait son ancien sergent-chef, paix à son âme, se disputaient en tournant autour de la cargaison de cuivre. Il fit signe à Yuka et ils surgirent dans la grande pièce. Les menaces n’eurent même pas le temps de donner l’alerte qu’elles s’effondrèrent en cœur. Naël traversa le gymnase, toujours la sorcière sur les talons.

Des voix retentirent dans la salle de repos. Naël fit signe de s’arrêter. Des insultes étaient distinguables. Il reconnut la douce diplomatie des membres de son équipage.

― On y va, murmura-t-il.

Ils se placèrent chacun d’un côté de la porte. Naël leva trois doigts qu’il abaissa l’un après l’autre. Il appuya du poing sur le bouton d’ouverture manuelle. Une ondulation chaude chatouilla son visage plaqué sur le mur en acier et figea les deux battants à moitié ouverts. Les menaces avaient réussi à bloquer le moteur de la porte. Les idiots. Ils envoyaient la pâtée en ondes électromagnétiques, mais le manque de discipline ne jouerait pas dans leur camp, tout comme les combinaisons aimantées. C’était lourd, une combinaison aimantée, surtout avec le retour de la gravité.

― Arrêtez bande d’idiots, vous voyez bien qu’il n’y a personne… Zlorius, Fartil, allez voir si la pièce est bien vide.

Des lourds bruits de pas s’approchèrent. Quand ils virent enfin une main gantée, Naël et Yuka tirèrent en diapason, abattant chacun un homme. Ils entrèrent en sautant par-dessus les morts et visèrent toute silhouette argentée encore debout. Quand celles-ci s’étaient toutes effondrées, ils abaissèrent leur arme.

― Dis-donc, capitaine, tu en as mis du temps, interpella Issam moqueur et ligoté au sol.

― J’aurai mis moins de temps si vous vous seriez pas fait prendre comme des jeunes mousses. Je devrai peut-être vous laisser, tiens. Vous aurez le temps d’apprendre à moins fumer d’herbe quand on transporte une cargaison de valeur.

Naël compta ses hommes pendant que Yuka fouilla les menaces. En ne prenant pas en compte Zakioru et Mazziek étourdis, Artur qui surveillait la cabine de pilotage et Linor seul dans la salle des machines, ils avaient tous été faits prisonniers. Bien, il allait voir avec Artur comment mettre en place des tours de garde plus efficaces et faire réparer cette foutue alarme. Il posa la main sur un paroi recouverte de plaques. Désolé, mon vieux, c’est pas contre toi, mais tu vas avoir le droit à un petit ravalement de façade.

― Oh, la petite aussi a fumé de l’herbe, elle ne s’est pas fait prendre, elle, continua Issam.

― Juste de la chance, vieil homme, tourne-toi que je te libère, commenta Yuka, rieuse et couteau cranté à la main.

Elle ajouta :

― Tous les petits malins ont été abattu ?

La radio de l’homme qui semblait commander lui répondit :

― Chef, ici Xiafi. Je m’ennuie ici. Ils sont tous morts, les marchands ? A vous.

Naël fit signe aux hommes de se taire pendant que Yuka détachait leurs liens un à un. Vu les compétences proches du néant de ses camarades, ce n’était pas un militaire qu’il avait au bout du terminal, probablement un môme qui avait trop passé de temps devant des séries des ondes intersidérales et qui cherchait sa part d’adrénaline. Le jeune homme qui le fixait d’un regard vide à travers son casque confirmait son hypothèse. Du sang gouttait des orbites. Naël soupira. Il prit la radio en lançant un regard à l’ancienne rebelle :

― Affirmatif, c’est nettoyé ici. Viens nous rejoindre mon gars, on a récupéré une jolie poupée pour s’amuser. Over.

Il se délecta du regard mauvais qu’elle lui lança. C’était facile, mais tellement tentant. Dommage qu’elle réagissait de moins en moins à ce genre de propos.

― Reçu. Jolie poupée, t’as quel âge, chef ? Cent piges ? J’espère qu’elle est bonne au moins. Laissez-m’en un peu, je me dépêche ! Terminer.

― Sucre d’orge, file le couteau à Issam et viens avec moi, on va les accueillir.

En voyant les légères crispations de la mâchoire de la jeune femme, il ajouta :

― Me l’amoche pas. C’est un gamin et plutôt du genre motivé.

Ces paroles n’avaient pas l’air de la calmer et Naël commençait à la connaître. Une légère inquiétude lui barra le front. Ils se postèrent devant la porte donnant sur l’entrepôt et braquèrent la personne en combinaison qui la franchit.

― On lâche son joujou, on enlève doucement sa combinaison et on se tient à carreaux pendant que la poupée te ligote.

La silhouette obtempéra. Naël avait eu raison. Le jeune devait avoir seize ans, peut-être dix-sept. Qu’est-ce qu’il allait en faire ? Yuka s’approcha du gars qui lui lança bravache :

― Suce ma bite, sale garce.

Et ce qui devait arriver arriva. La rebelle prit le jeune par le cou avant de lui souffler dans l’oreille d’un air mauvais :

― J’ai arraché les couilles du dernier homme qui m’a insulté comme ça. Il était plus vieux que toi, un adulte. Tu penses qu’il y a déjà quelque chose à couper, Kalozka ?

Le jeune cacha son entrejambe de ses mains en tremblant. Une tâche foncée grandit le long de la jambe de pantalon. Naël n’en aurait pas non plus mené large à sa place, surtout en connaissant les rumeurs qui entourait l’ancienne rebelle. C’était humiliant, mais il laissa faire. Le môme apprendrait à respecter les ordres.

― Excuse-toi avant qu’elle s’exécute, petit.

― Je… je… je m’excuse…

Des larmes coulèrent doucement le long du visage acnéique.

― Lâche-le, Yuka, il a compris.

Elle desserra sa prise, visiblement à contrecœur. Une trace bleue marquait le cou du jeune.

― Suis-moi, le mioche.

Ils l’emmenèrent dans la salle de quarantaine toute proche, où le gosse pourrait se nettoyer et réfléchir à son sort, et retournèrent sur leurs pas rejoindre le reste de l’équipage pour discuter de ce qu’ils allaient bien pouvoir faire de ce gamin. Naël se voyait mal le tuer de sang-froid, il avait toujours été contre la peine de mort planifiée. Peut-être un mousse de plus ? Si le gamin avait survécu jusque là, c’est qu’il avait au moins de la volonté et l’équipage pourrait le caser dans la cabine de Linor.

― T’y es allée un peu fort avec le gosse, souffla Naël.

― Non, je ne trouve pas, répondit-elle d’un ton sans émotion.

Il l’arrêta en l’attrapant par l’épaule. Elle chassa sa main d’un mouvement brusque.

― Si, tu es allée un peu fort, insista-t-il.

Elle le fixa sans répondre.

― C’est un gosse.

Elle laissa filer un ange.

― Les fils du maître étaient aussi des gosses, murmura-t-elle enfin en détournant le regard.

Il avait cru comprendre ou du moins deviner quelles horreurs elle avait traversées. De plus, il avait déjà constaté la violence explosive de la sorcière. Cependant, il y avait une différence de taille entre l’énervement passager, même spectaculaire, et la mutilation planifiée. Il connaissait sa réputation, ainsi que celles des femmes qui la suivaient, mais il croyait qu’il s’agissait d’histoires enlaidies par la propagande. Et il avait espéré qu’avec le temps et un contact avec des hommes, peut-être pas bons mais au moins pas si mauvais et avec lesquels elle avait partagé pendant des semaines le même espace clos et vital, lui auraient fait passer ce genre de violences contre la gente masculine. Les mots sortirent de sa bouche avant qu’il puisse les arrêter :

― T’as déjà coupé les couilles d’un homme ?

― Kalozka, je ne te demande pas si tu as violé ou mutilé des femmes quand tu étais un troufion, répondit-elle d’un ton las. Ne me pose pas de questions si tu ne veux pas connaître la réponse.

― Je… balbutia-t-il en se passant les mains dans ses boucles. C’était l’armée, Yuka, on avait pas le choix. On nous avait enfoncé dans le crâne qu’il fallait obéir aux ordres et que tout était acceptable au nom de l’empereur Dieu. Que hors de notre empire, il n’y avait que des sous-humains sans valeur, des infidèles. Et que les femmes étaient encore en dessous. On pensait qu’on allait tous crever. Et, il y avait la drogue, cette foutue drogue… Mais maintenant, on a le choix et on ne le fait plus. Et aucun de mes hommes ne le feront, ça, je le garantis.

Il continua devant le mutisme de l’ancienne rebelle :

― Tu as le choix, Yuka. Tu n’es pas obligée de te comporter comme un monstre sanglant comme ont pu l’être les connards qui t’ont fait subir des trucs.

Elle fit un geste d’agacement.

― Tu l’aurais fait ? Tu aurais castré ce gosse ? questionna-t-il en cherchant son regard.

Les yeux de la sorcière étaient noirs comme deux puits sans fond.

― Je tiens toujours mes menaces, sinon elles ne servent à rien, répondit-elle doucement. Je vais me reposer dans ma cabine, j’ai encore la gueule de bois.

Elle tourna les talons et s’éloigna d’un pas rapide laissant Naël seul dans le gymnase.