Avant-propos

J’ai écrit cette réflexion pour poser par écrits des interrogations suite à un constat d’une tendance, dans certains milieux militants, à donner un blanc seing aux personnes dès qu’elle fait partie d’une classe dominée, quitte à fermer les yeux sur des pratiques violentes. Cette réflexion tient beaucoup des discussions que j’ai eues et entendues avec des militantes féministes. L’écart entre violences légitimes et violences non légitimes me questionnent beaucoup, je pense que je ferai un jour un billet dessus. Plus intimement, ce texte a aussi comme but d’augmenter ma dissonance cognitive en tant que dominante dans certains systèmes de domination. Il y a des écarts entre la théorie – ce que j’aimerai faire – et mes faits et gestes réels, mes petites lâchetés, mes compromis.

Ce billet sera divisé en deux parties :

  1. L’importance d’écouter les personnes dominées
  2. Sur l’essentialisation des personnes dominées

Définitions

Commençons par rappeler deux-trois bases.

Nous vivons dans une société traversée par des multiples rapports de domination. Certains groupes sociaux sont opprimés et/ou exploités et/ou dominés par d’autres groupes sociaux : les femmes et/ou trans dans une société cispatriarcale, les non-blanc·he·s dans une société raciste (et occidentale), les lesbiennes, les gays et les personnes bies dans une société hétérosexuelle, les personnes handicapées dans une société validiste…

On appelle « personne concernée» une personne qui appartient à un groupe dominé dans la société.

Par exemple, en tant que femme, je suis « concernée » par le (hétéro-)patriarcat, qui est le système de domination des hommes sur les femmes. Étant blanche, je suis privilégiée vis-à-vis du racisme.

On voit déjà une limite de ce terme : son double sens. Tout le monde est concerné par tous les systèmes d’exploitation. Cela est évident quand on fait partie de la classe dominée ; mais quand on est priviligié·e, on profite matériellement de notre position de classe.

Par exemple, en tant que blanche française, je profite de la présence française dans des anciennes colonies d’Afrique pour récupérer de l’uranium dans des conditions bouaif (exemple lu dans une intervention de l’association les Déracinées que je ne retrouve pas sur Internet…). Je suis concernée par le colonialisme de mon pays. J’en profite concrètement. Je peux ensuite choisir si je ferme ou non les yeux sur cette situation ; le choix est lui-même un privilège.

J’utiliserai plutôt le terme « dominé·e » à la place de « concerné·e », pour être précise dans mes termes.

L’importance d’écouter les personnes dominées

Les normes sont basées sur les groupes dominants : il n’y a qu’à voir qui sont les gens représentés dans les médias. Les expériences des groupes dominés sont, elles, repoussées à la marge : invisibilisées ou renvoyées à une spécificité, leur vécu n’est pas pris en compte dans la société comme une expérience valable. Elle n’est même pas envisageable. Seul le point de vue des dominants est considéré comme valable, comme la norme.

L’invisibilisation et l’absence de mots pour dire l’expérience dominée sont de très bonnes façons de perpétuer une domination.

Je vais partir d’un exemple personnel sur les vécus invisibles pour les dominants.

En tant que femme cis blanche passant pour hétéro, j’ai eu très peu de contacts avec la police. Je fais partie des gens invisibles : je n’ai jamais été contrôlée de ma vie, ni au sein d’une manifestation, ni à la sortie d’un festival punk, encore moins en rentrant de mes courses. J’ai déposé deux plaintes pour violences (non sexuelles), qui ont été prises en charge sans problème.

Et puis, j’ai découvert les violences policières lors du mouvement contre la loi travail en 2016, en regardant des vidéos sur le tabassage de jeunes lycéen·ne·s blanc·he·s par la police.

Et puis, en lisant des textes un peu par hasard, j’ai compris que ces violences policières existaient hors contexte militant et que des personnes vivaient des contrôles arbitraires et des violences physiques parce que racisées (c’est-à-dire mises en infériorité par le groupe dominant en les ramenant à une race). Pas parce qu’elles s’opposaient une volonté de l’Etat, mais parce qu’elles étaient considérées comme des “autres”. Pire, j’ai compris que les armes et les techniques utilisées contre les manifestant·e·s étaient en fait testées sur ces « autres », comme à Mayotte dans l’opération Wuambushu. J’ai compris que ce fait, cette violence policière, expliquait pourquoi deux gamins pouvaient préférer s’enfermer dans un placard avec une grosse tête de mort dessiné dessus plutôt que d’être contrôlés par la police. Et en mourir. Je l’ai compris plus de 10 ans après les vagues de colère révoltée qui ont secoué le pays.

Je n’avais pas écouté. Pire, je n’avais pas voulu écouter.

Et puis, il y a eu l’affaire Théo et l’affaire Adama. Et la quinzaine de mort·e·s par an lié·e·s à la police.

Comment oublier une fois que l’on sait ?

Un autre exemple est les vagues et , où des personnes victimes ont témoigné massivement, ont forcé tout le monde à regarder de leur point de vue. C’était hallucinant le nombre d’hommes qui se disent être tombés des nues. Ils n’avaient ni écouté ni voulu écouter durant toutes ces années. Et certains ne veulent toujours pas écouter. Heureusement que les personnes victimes continuent leur travail de sape des dominations, mais ceci est une autre histoire. De façon générale, il ne faut pas s’attendre à ce que le groupe dominant en tant que tel lutte pour perdre ses propres privilèges, ce sont les dominé·e·s qui doivent s’organiser pour mettre fin à leur domination.

En ne prenant pas en compte les expériences des personnes dominées, il ne sera pas possible de lutter pour une société juste pour toutes et tous, une société qui n’écrase pas un groupe au profit d’un autre.

Comme les vécus et les expériences des personnes dominées sont invisibilisées et rejetées à la marge, il est important que les dominant·e·s qui veulent être des allié·e·s leur laisser la place pour les prendre en compte pleinement. De décentrer notre regard. De partir de la marge. De trahir notre classe.

Sources