La mâchoire serrée, Azza essora le balai au-dessus du seau. Elle avait encore perdu à la courte-paille avec Juli et se retrouvait de latrines. Franchement, c’était si difficile de pisser dans les toilettes et non tout autour ?

Passage de serpillière dans chaque recoin, vaisselle après les repas, lessive, récurage des toilettes et de la salle d’eau. Et le lendemain, la poussière était revenue, les taches de gras réapparues sur le sol, les assiettes de nouveau empilées dans le levier, les abattants des toilettes parsemés d’urine. Ces journées répétitives et abêtissantes et épuisantes s’effilochaient les unes après les autres. Elle se rendait compte qu’elle commençait de nouveau à perdre le compte des jours. Elle s’était transformée en parfaite petite ménagère. Padimaq, son ancienne mécanicienne, se serait bien moquée d’elle.

Azza était déçue ne pas avoir pu accompagner les hommes de main lors de leur arrêt sur le satellite LTI-35121. Le capitaine lui avait interdit d’y débarquer, ordre plus que raisonnable. Elle n’avait pu qu’observer de la salle commune l’astroport de plein air recouvert de poussière oxydée. L’équipage avait récupéré des tonnes de câbles en cuivre à livrer sur LOV-374C3, où se trouvait la hackeuse. Ce « la » lui réchauffait le cœur, mais elle ne comprenait pas quelle était la nécessité de la rencontrer en chair et en os, surtout au vu des risques que cela impliquait. Le navire mettrait du temps pour rejoindre la planète, mais le voyage ne la dérangeait pas. Elle aimait le glissement du vaisseau dans l’espace et la sensation du temps qui s’arrêtait. Issam lui avait dit que le voyage durerait plus ou moins un mois, passage de portes galactiques compris.

Les cabines d’aisance aussi reluisantes que possible, Azza repassa dans le couloir et aperçut une tache d’huile au sol. Encore. Si elle surprenait celui qui ramenait de l’huile mécanique dans sa cellule… Elle jura entre ses lèvres, sortit une éponge métallique et commença à gratter, devinant plus qu’elle ne voyait les va-et-vient des hommes autour d’elle, rythmés par les frôlements des silhouettes et les ouvertures des portes pneumatiques.

Enfin satisfaite du résultat, elle se releva, le dos en compote, et avisa le capitaine appuyé juste à côté, cigarette éteinte au bec et jambes croisées. Mince, il était là depuis combien de temps ? Le sourire carnassier qu’il affichait sur son visage annonçait un futur bon moment pour lui et probablement moins pour elle. Elle inspira doucement. Oh ! non, elle ne lui donnera pas la satisfaction de perdre son calme et prit les devants. Elle posa sa serpillière contre le mur avant de l’apostropher :

― Qu’est-ce qu’il y a, Kalozka ?

― Oh, rien, mon petit palmier d’amour, je crois que je m’habitue à la présence de femme à bord.

― Ah…

Le capitaine s’approcha et prit entre ses doigts une mèche de cheveux qui chatouillait le front d’Azza. Il était trop près, son après-rasage lui piquait le nez, mais elle réprima son recul. Elle refusait de lui offrir cette petite victoire aussi facilement.

― Rien ne vaut le plaisir que de voir une femme à la place qui lui est due, murmura-t-il. Bon, par contre, faut croire qu’elles ne sont pas aussi efficaces que les hommes, même dans le noble art du ménage… Il y a encore des traces noires dans le gymnase, je pense que tu es bonne pour recommencer, mon doux soleil.

Et il rejoignit de sa démarche rieuse la cabine de pilotage.

Un voile rouge de colère s’abaissa sur les yeux d’Azza. Elle frappa un grand coup dans le seau, renversant son contenu sur le plancher briqué. Alors qu’elle injuriait à voix basse sa stupidité et le capitaine en essorant le sol, elle entendit la langue mélodieuse de son enfance :

On n’arrive pas à se contrôler face aux facéties du chef, petite sœur ?

Elle se tourna et tomba nez-à-nez avec le visage carré de Mazziek, illuminé d’un grand sourire :

Je ne supporte pas les chefs, mon frère, j’ai tendance à leur couper la tête, répondit-elle mimant la chute d’une lame.

Elle imitait ainsi un geste qu’elle avait tant de fois vu, quand, après une journée interminable dans la boue, toutes ses sœurs et frères d’esclavage se rassemblaient dans le plus grand baraquement, et que celles qui avaient encore assez d’énergie racontaient les émeutes d’émeraude. Le sourire de l’homme s’élargit encore plus.

Une complicité réunit instantanément la rebelle avec le garde. Elles parlèrent des couchers de soleil sur les rizières et de la boue omniprésente, des punitions des maîtres et de la chaleur des frères et sœurs contre laquelle se réchauffer les nuits d’hiver, des réveils à l’aube et des contes au coin du feu. Elle en oublia le gymnase tant et si bien qu’elle se fit enguirlander le soir par Juli qui avait dû nettoyer à sa place.

Les jours passaient et dans leurs rares moments de temps libre en commun, Mazziek s’appliquait à lui enseigner des prises de combat qu’il avait apprises dans les différents groupes de libération. Il lui fit découvrir le petit jardin du vaisseau. Ce dernier était accessible par la salle des machines et par une trappe discrète dans la salle commune. Le lieu hors monde était recouvert de plantes aromatiques et médicinales du sol au plafond. Et surtout, il s’agissait du seul endroit où il était possible de fumer sans craindre les foudres du Doc’ ou de Linor.

Azza put même pénétrer dans les sacro-saintes soirées cartes des matelots, où blagues et alcools coulaient à flot. Elle restait à distance, étudiant de loin les tactiques et profitant de tout son soûl des échanges animés qui emplissaient alors la salle commune, tout en faisant le plus possible abstraction des saillies misogynes du cuisinier.

De temps en temps, le capitaine passait et les anecdotes de batailles de vaisseaux, de bastons de bars ou de conquêtes féminines fusaient dans tous les sens dans un joyeux capharnaüm. Cette joie lui rappelait à chaque fois les soirées avec ses camarades disparues. Son cœur se serrait. Elle était vivante, assise à festoyer avec des hommes, alors que la plupart de ses sœurs étaient mortes pour avoir combattu le despotisme du système dont ces mêmes hommes profitaient. Dans ces moments-là, elle s’enfuyait dans la cabine de pilotage avec l’accord tacite d’Issam, non sans avoir subtilisé une bouteille de jus. Elle s’asseyait dans le fauteuil et regardait les étoiles lointaines, en s’imaginant que, quelque part, des sœurs l’attendaient.

***

Les jours coulaient lentement, mais aucune bagarre n’était encore à déplorer. Du moins pour le moment. La sorcière s’était très vite intégrée, notamment sous le parrainage d’Artur, Issam et Mazziek. Ça aidait d’être pris sous les ailes des anciens, presque autant que de travailler sans se plaindre.

Naël restait cependant sur le qui-vive. Le vaisseau était encore proche de la dernière porte spatio-temporelle et des raids étaient toujours envisageables pour récupérer la cargaison. Elle était assez précieuse, vu son importance pour le fonctionnement de la cyber-planète, et Naël ne souhaitait pas se faire piéger comme un bleu. Il le savait d’autant plus que lui-même avait à son actif un certain nombre d’abordage de cargos bien trop lourds face à son vaisseau habituellement rapide. Et vu l’origine douteuse des câbles, il aurait probablement du mal à faire valoir ses pertes auprès d’une assurance qu’il n’avait de toute façon pas. Il aurait préféré ne pas être aussi chargé, surtout que, financièrement parlant, la richarde frigide n’avait pas menti. Artur avait pu récupérer un sacré paquet de Feds à la crypto-banque, largement suffisant pour mener à bien leur voyage.

L’équipage en avait longuement discuté en assemblée pour en arriver à la conclusion que la venue du navire sur la cyber-planète serait moins suspecte s’il avait une raison officielle de le faire. La lubie du hacker de voir en chair et en os Yuka ne lui semblait pas une raison officieuse suffisante pour mettre en danger l’entièreté de la mission. Sauf qu’il n’avait pas eu son mot à dire, le hacker avait été catégorique, et Naël n’aimait pas ça.

Attablé dans la salle commune, Naël profitait de sa partie de cartes dans une ambiance bon enfant. Saelys et Mizsel se révélaient plutôt piètres joueurs, mais Issam était né pour être escroc et savait bluffer comme pas possible. Avec le jeu qu’il avait en main, Naël pouvait faire fi de toute tentative de manipulation. Linor et Juli jouaient au go sous les conseils du Doc’ et d’Artur. Les jumeaux avaient disparu. Mazziek huilait patiemment son bras mécanique en faisant jouer les pistons pendant que Zakioru, taciturne, feuilletait sur sa liseuse les journaux qu’il avait chargés en même temps que la cargaison.

Les blagues des hommes fusaient et Saelys, éméché, était particulièrement en forme. Les saillies verbales du cuistot n’étaient pas forcément de très bon goût, et encore moins de celui de Yuka qui observait la partie sans jouer, derrière un Issam bravache. Elle avait un pli au coin de la bouche qui se durcissait de plus en plus, signe précurseur d’emmerdes.

― Alors, les gars, je vais tous vous la mettre bien profond et vous en redemanderez en bonnes petites femmes que vous êtes…

― Doucement Saelys, menaça Issam.

― Allez, ça va, c’est une blague…

― De mauvais goût, et il y a une femme parmi nous, rétorqua Issam.

― C’est pas comme si Yuka n’avait jamais connu de bite, ricana Saelys. Y’en a des belles qui circulent…

― Saelys, dépasse pas les limites, prévint Naël en surveillant du coin de l’œil une Yuka étrangement stoïque malgré le sillon de plus en plus profond au coin de sa bouche.

― Tu prends sa défense, capitaine ? Pourtant, il paraît que ses petites camarades se sont mises à bien aimer ça et qu’elles en redemandaient encore arrivées à la potence…

Yuka se jeta sur Saelys, renversant la table au passage et faisant voler toutes les cartes. Tous les hommes restèrent figés sur place. Le choc fit tomber les deux antagonistes au sol et Yuka se mit à le cogner sans s’arrêter. Le visage de Saelys se transformait en une purée de kafierus. Du sang giclait. Naël sortit de sa transe, contourna la table et empoigna la sorcière des deux bras. Merde, elle avait de la force en fait… Il l’éloigna avec l’aide d’un Mazziek devenu gris.

― Tu insultes encore une fois mes sœurs et je te tue, cuistot de merde.

― Salope, c’est moi qui vais te tuer, éructa difficilement Saelys à travers sa bouche en sang.

Il était retenu par Issam et Zakioru. Juli et Linor étaient immobiles de surprise, ce dernier tenait encore une pierre entre ses doigts en suspens au-dessus du goban.

― Emmenez-moi cet idiot à l’infirmerie, ordonna le Doc’.

A sa suite, Issam et Zakioru tirèrent Saelys qui se débattait. Ce dernier vomissait encore ses insultes à travers le couloir. Naël comptait sur Artur pour calmer les esprits des hommes restants. Mazziek et lui portèrent presque Yuka, qui se débattait toujours, à travers le gymnase puis l’escalier jusqu’à la cabine qu’elle partageait avec le mousse. Naël verrouilla derrière lui la porte avec son code.

― Fais-moi sortir, Kalozka, hurla Yuka en le menaçant du doigt. Il va comprendre, ce bjekarsur !

― Si tu te calmes pas, je demande au Doc’ de te piquer avec son calmant maison, répondit Naël.

Son équipage risquait la scission entre les hommes supportant Yuka et ceux soutenant Saelys. Elle n’aurait pas pu se casser sagement ? Elle n’avait donc rien retenu de Nighty ? Non, bien sûr que non, il fallait qu’elle tente de massacrer leur cuistot. Merde, merde et merde. Réfléchis, réfléchis.

Yuka frappa la paroi de son poing et émit quelques jurons ralong en tenant sa main douloureuse.

― Ça t’apprendra, petite, commenta sobrement Mazziek.

Elle lui lança un regard noir avant de s’asseoir sur le bord d’une couchette, tête enfouie entre ses bras.

― Bon, la sorcière, à partir de maintenant tu évites toute interaction avec Saelys, ordonna Naël. S’il te cherche, tu files tête basse m’en parler ou en parler à Artur pour que l’on calme le jeu. Pas de division au sein de mon équipage. Suis-je clair ?

― Je ferais ce que je peux… murmura Yuka à travers ses mains.

― Non, tu feras ce que j’ordonne, répliqua-t-il. Et toi Mazziek, tu la surveilles et tu fais baisser la pression si besoin. Sans frapper Saelys, ajouta-t-il devant le regard mauvais de ce dernier.

― Oui, capitaine.

Il vit la mâchoire de Mazziek claquer de frustration, mais il savait qu’il obéirait aux ordres. Son homme de main était un vieux de la vieille, il avait vu les boucheries que pouvaient enfanter des divisions internes.

― Bien, je vais faire le même speech à Saelys. Mazziek, tu me la surveilles tant qu’elle arrive pas à contrôler ses nerfs.

― Oui, capitaine.

― Bien.

Naël déverrouilla la cabine et laissa derrière lui la colère de Yuka. Ce n’était pas la sienne, il n’en avait pas besoin.