Dès qu’elle entra dans la cabine que lui avait assignée le capitaine, Azza fut attirée par le lit double remplissant la pièce. Elle s’allongea dessus et s’enfonça dans les couvertures au moelleux incomparable après des années à dormir sur une planche. Une odeur un peu musquée s’accrochait aux draps, lui rappelant qu’ici n’était pas sa vraie place. Elle ferma les yeux, lasse.

Nouveau nom, nouveaux murs, nouvel équipage. Cela faisait beaucoup de changements en quelques jours. Azza était même maintenant mariée. Pour de faux, peut-être, mais mariée. Et à un homme de surcroît. C’était nécessaire vu que, dans la Fédération, les femmes n’avaient plus le droit de voyager sans autorisation d’un père ou d’un mari. Sans père, il était plus facile de lui trouver un mari. Son ancien équipage l’aurait reniée pour moins que ça.

Yuka Kalozka. Elle avait dû mal à s’y accoutumer. Elle aimait bien son nom, Yuredig. C’était son nom choisi, son nom de liberté, son nom à elle, rien qu’à elle. Elle l’avait trouvé avec Oneza après la fuite. Elle l’avait conservé quand elle était entrée comme mousse dans l’équipage du vieux fou, ne changeant que le prénom pour un autre plus masculin.

Il fallait vraiment être fou pour vouloir retrouver la planète des origines, dont seul restait des légendes de bars. Mona, la doctoresse de son équipage, disait que les êtres humains de l’époque s’étaient partagés les terres et les avaient exploitées jusqu’à la moelle, les souillant comme des hommes pouvaient exploiter et souiller des femmes. Et qu’à la fin, ils avaient rendu invivable la planète et s’étaient enfuis en laissant crever les plus pauvres. Depuis, les êtres humains étaient bloqués dans ce modèle : recherche d’un caillou potable, exploitation à en faire crever les plus pauvres, départ des plus chanceux ou des plus riches une fois le caillou vidé.

Le vieux, avec sa tête de loup, avait trouver un équipage aussi fou que lui. Et Azza avait été assez folle pour s’engager dans ce navire au nom si évocateur, pour fuir les monstres qui hantaient ses nuits. Le pire, c’est qu’elles l’avaient trouvée, cette foutue planète, après un long et dur voyage dérivant d’une tempête solaire à une autre. Elle se portait plutôt bien sans les êtres humains. Elle s’était reconstruite seule et lentement, effaçant doucement les traces d’occupants peu soigneux. Le Loup d’Argent avait pensé qu’il fallait la laisser finir sa vie d’astre rocheux. Il n’avait jamais révélé son emplacement et il avait obligé toute personne voulant quitter l’équipage à jurer sur l’honneur de garder le secret. Peu avait démissionné, un tout jeune marié, un ancien qui voulait prendre sa retraite au soleil et elle. Puis, le Loup d’Argent était parti vers les extrêmes limites de la galaxie suivre de nouvelles rumeurs fumeuses. Elle s’était toujours demandée ce qu’elle serait devenue si elle l’avait suivi.

Il fallait bien que ce Kalozka soit aussi fou que Saani pour rêver de cette planète, et son équipage aussi fou que lui pour le suivre.

Une envie de bouger lui chatouilla les jambes. Elle se leva d’un bond et commença à explorer la cabine. Dans l’espace où chaque mètre carré était comptabilisé et rationalisé, posséder une chambre double était un réel luxe, surtout avec une salle d’eau privative. La cabine en elle-même était un peu vieillotte, mais d’une propreté impeccable. Les plaques de différentes époques prouvaient que le vaisseau avait une belle carrière militaire derrière lui, rafistolé plus d’une fois avec amour, patience et rigueur. Elle passa un doigt sur le rebord du bureau en plastique noir. C’était presque inhumain un tel récurage. Elle n’osa même pas déplacer les disquettes rangées au cordeau qui s’empilaient dessus. Peut-être que les anciens soldats conservaient une appétence pour les tâches ménagères que son propre équipage ne partageait pas. Une grande étagère remplie de babioles de type pièges à touristes décorait le mur derrière le bureau, rendant la cabine plus chaleureuse. Elle empocha un briquet publicitaire caché dans un tiroir, il lui serait plus utile qu’ici. Son regard tomba sur une affiche en papier brillant collée sur la porte. Elle s’approcha et déchiffra une à une les lettres :

« Charte de vie de l’Arcadie.

  1. Chaque membre pourra donner sa voix dans les affaires d’importance. Les décisions seront prises par vote et à la majorité lors des assemblées quotidiennes.
  2. Les hommes doivent avoir leurs armes toujours en état de marche. Ils sont responsables de leur bon fonctionnement.
  3. La présence de femmes est interdite. Toute contrevenant sera radié de l’équipage.
  4. Il est interdit de voler un autre membre. Toute contrevenant sera radié de l’équipage.
  5. Quiconque déserterait le navire ou son poste d’équipage pendant un combat sera radié de l’équipage.
  6. Personne ne doit frapper quelqu’un d’autre à bord du navire. Les querelles seront réglées par des joutes sportives ou sur terre ferme.
  7. Tout homme qui devient infirme ou perd un membre en service recevra 10 000 Feds sur la caisse commune et, en cas de blessure moins grave, touchera une somme proportionnelle.
  8. Lors du partage du butin, les officiers recevront deux parts, les membres réguliers une part et demie, les mousses une part chacun. Le reste s’ajoutera au budget commun utilisé pour les charges partagées. »

Elle sourit au souvenir d’une charte similaire sur laquelle elle avait juré que, non jamais, elle n’emmènerait de femmes tentatrices au sein du Liberté. Le vieux Loup avait fait semblait d’y croire. Elle continua sa marche rapide, tournant et tournant tant que, prise de fatigue, elle s’effondra sur le lit.

La première nuit fut comme un rêve trouble. Elle flottait dans un nuage et des visages d’hommes ondulaient sur ses paupières closes. Mille signes de vie bruissaient, ventilation, ouvertures de portes, quelques grincements, chuchotements, chutes d’objet. Les visages d’hommes se transformèrent en oiseaux aux ramages bleus fouillant dans les corps nus de ses anciennes camarades. Les oiseaux s’envolèrent en cœur et les cadavres s’effacèrent dans une brume argentée. Un petit garçon s’approcha. Il leva vers elle des yeux voilés. Du sang s’écoulait de son nez. Sa bouche s’ouvrit dans une supplication muette. Azza voulut courir, fuir loin, mais ses jambes refusèrent de bouger et elle resta là, devant ce fantôme accusateur.

L’ouverture de la porte sortit Azza de son cauchemar. Elle se leva d’un bond de sa couche et se plaqua contre un mur. Elle chassa les quelques larmes collées à ses joues. Un garde entra dans la cellule et fouilla dans le placard. Au moindre signe de menace, il lui faudrait attaquer, attaquer, attaquer. Elle banda ses muscles dans l’attente d’un mouvement. Il lança quelque chose dans sa direction :

― Tiens, pour remplacer la tenue médicale.

Elle stoppa son geste en clignant des yeux. L’homme avait jeté un vêtement sur le lit. Il n’y avait jamais eu de placard dans sa cellule, les murs étaient secs, et l’homme à l’accent unioniste portait un uniforme d’un noir profond, et non du marron tant haï.

― T’as perdu ta langue ?

Tout revint d’un coup. L’évasion. La neige. Le vaisseau. Le verre coupant. Le pacte. Naël Kalozka. Elle déplia la robe sur le lit. Le tissu d’un vert lumineux glissait entre ses doigts comme de l’eau. Magnifique, mais guère pratique dans un vaisseau.

― Non.

― Mouais, tu n’as pas perdu ta langue mais tu ne restes pas bien bavarde…

― Non pour la robe.

Des veines se mirent à palpiter sur les tempes du capitaine. Elle ne bougea pas. Irami disait toujours qu’il ne fallait jamais donner de signe de faiblesse devant un homme, ennemi ou ami. De longues minutes s’écoulèrent dans le silence tendu.

― Promène-toi à poil si ça te dis, ma belle, pour ce que j’en ai à faire…

Il sortit aussi vite qu’il était entré. Azza s’effondra contre le mur, le souffle court. Elle resta là, se concentrant sur sa respiration. Si la moindre altercation la mettait dans cet état, il lui faudrait reprendre une activité physique, et vite. Elle ne pouvait pas rester dans cette chemise d’infirmerie, qui était déjà collante de sueur, mais Azza ne s’abaisserait jamais à porter cette robe. Et ses cheveux la grattaient. Elle passa la main dans ses boucles serrées, qui étaient devenues un vrai sac de nœud.

Quelqu’un frappa à la porte. Elle se releva, droite.

― Oui ?

Un homme entra dans la pièce, un sac en bandoulière.

― Bonjour Azza. Je suis Artur Durolis, le second de l’équipage. J’espère que vous avez bien dormi ?

― Mieux qu’en prison.

Quelques rides se plissèrent au coin des yeux de l’homme.

― Tant mieux. Le capitaine Kalozka m’a fait part d’un cas typique de, je cite, mauvaise volonté de bonne femme et je me suis donc permis de vous apporter ceci.

Il lui tendit le sac. Azza resta immobile, il s’agissait peut-être d’un piège pour la renfermer dans une cellule. Le quartier-maître attendit quelques secondes puis ouvrit alors la poche principale et en sortit vêtements et chaussures.

― Les débardeurs et sous-vêtements sont en quatre exemplaires, les pantalons et pulls deux. Vous n’aurez par contre qu’une seule veste et une paire de bottes. Je n’ai malheureusement pas pu en trouver d’autres. Le tout risque d’être serré à certains endroits et flottant à d’autres, mais j’imagine que vous avez l’habitude.

― De ?

― Des tenues d’hommes.

Elle se revit mousse à bourrer de papier hygiénique ses bottes trop grandes.

― Assez, oui.

― Pour votre information, la salle commune est au niveau 0, tout comme le gymnase. Nous sommes actuellement au niveau 1. Vous y trouverez également les douches et toilettes, la laverie et la cabine de pilotage. Au niveau -1 se trouve la salle des machines, mais vous n’aurez aucune raison d’y aller. Vous restez cependant libre de vous déplacer comme il vous enchante. Si vous avez des questions ou besoin de quoique que ce soit, surtout n’hésitez pas.

Alors, elle n’hésita pas.

― Vous auriez une paire de ciseaux ?

Les yeux répondirent à sa question ingénue par un rire.

Le second parti, Azza décida de profiter de la salle de bain privative. Elle resta sous le crépitement des gouttes chaudes, laissant sa peau se flétrir et l’eau nettoyer la saleté et la puanteur de la prison.

Le chuintement caractéristique de la porte pneumatique lui parvint à travers le rideau d’eau. Elle sortit de la douche à contrecœur pour enfiler à la va-vite débardeur et pantalon qui traînaient sur le sol. Quand elle entra dans la pièce principale de la cabine, elle vit que Kalozka s’était déjà installé sur un siège, les bottes impeccables sur le bureau, et avait allumé une cigarette. Elle en prit une dans le paquet jeté sur la table en s’asseyant sur la chaise en face du capitaine.

Le regard de Kalozka papillonna des gouttes d’eau, qu’elle sentait glisser le long de son cou, aux cicatrices sur ses bras et se posa sur le code barre gravé sur sa clavicule droite, recouverte d’une entaille. Azza se crispa sous le regard scrutateur. Elle chassa les images de sa sœur de boue lui charcutant la peau pour retirer la puce de traçage. Pas maintenant. Il brisa le silence :

― Affranchie ou évadée ? 

― Évadée, répondit-elle.

Kalozka grimaça.

― Pas d’inquiétude, il y a prescription depuis, cracha-elle avec plus de haine qu’elle ne voulait.

Elle espérait que cette dernière était restée indétectable, autant éviter de donner des prises de vulnérabilité pour se faire attraper. C’était une leçon chèrement apprise. Elle ajouta :

― Ce n’est pas comme si j’étais ici avec la bénédiction de la Fédération.

Le capitaine fit des ronds de fumée et regarda ses créations s’envoler vers le plafond. Azza le catalogua tout de suite dans le type poseur, de ce genre d’hommes qui aimaient prendre son temps, créer ses petits effets. Elle attendit qu’il reprenne la parole.

― En effet. On a fait le point avec l’équipe sur ce que va nous coûter notre détour pour trouver ta traîtresse. Ça va faire une jolie facture à régler, entre le carburant, le hacker à payer, le matériel médical bousillé, la bouffe en plus, les armes…

― Je sais, on en a déjà parlé. Déjà, je ne mange pas tellement. De plus, j’ai un contact.

― Justement, ton contact, on veut le rencontrer. Comment on s’y prend ?

Est-ce qu’Oneza, son soutien de toujours, aura encore assez de pouvoir pour l’aider ? Assez d’argent ? L’avait-elle trahie ? Ou pire, l’avait-elle oubliée pour se repaître d’une vie paisible et lisse, remplie d’enfants qu’elle ferait élever par d’autres et de réceptions luxueuses à organiser ? Non, elle ne pouvait le croire. Pas elle. Pas Oneza. Pas après ce qu’elles avaient vécu ensemble. Quatre années, ce n’était pas assez pour changer à ce point.

― Je la rencontre sur l’astéroïde Nighty.

Kalozka souleva un sourcil :

― L’astéroïde de la fête ?

― Oui, il s’agit d’un territoire neutre et il est peu surveillé. Cela ferait fuir la clientèle. Mon contact y est chaque deuxième jour du mois.

― C’est précis, dis donc. On a huit jours alors, calcula Kalozka.

― Par contre, il faudra trouver des vêtements… plus adaptés. Et les armes sont interdites.

Un rictus apparut sur le visage du capitaine et s’effaça aussi vite.

― Mouais, on fera ce que l’on pourra. Elle répondra présente après tout ce temps ?

Elle le fixa dans les yeux.

― Oui.

Il laissa couler une minute avant de reprendre :

― Très bien, on part demain.

Il se leva et fit une pause avant d’ouvrir la porte sans se retourner :

― Tu devrais sécher tes cheveux. Ce n’est pas le moment de tomber malade.

Il sortit de la pièce en balançant son mégot dans la poubelle murale.

***

Naël était courbé sur les calculs d’Issam depuis de longues minutes. Sa nuque commençait à être endolorie à force d’être penchée. C’était peut-être un signe de la vieillesse, qu’il sentait en embuscade depuis qu’il avait passé les trente-cinq années IG. Oh, elle allait attendre encore longtemps, celle-là, elle pourrait toujours jouer aux cartes avec sa copine la mort. Il retourna aux écrans noircis par son pilote. Le vaisseau éviterait les portes intergalactiques tenues par l’Union, où Naël était persona non grata, et devrait arrivé juste à temps sur Nighty.

― Oh, Issam, faut que tu viennes v…

― On travaille, Linor, interrompit Naël de sa voix de capitaine.

― Ah désolé, cap’taine, s’excusa le jeune mécanicien, son visage habituellement pâle rougi par sa course. Je vais pas vous déranger plus longtemps, je vous laisse.

― Non, reste. On a terminé. OK pour le plan de vol, Issam. Tu peux hisser la voile.

Naël s’enfonça au fond de son siège pendant qu’Issam s’affairait sur ses chers ordinateurs de bord. Linor attendit le plus immobile possible, contenant à peine sa fébrilité aux milieux des bips des machines.

― Les filtres, cap’taine… La facture commence à être lourde.

Naël rangea sa cigarette sous le regard sévère du jeune. La jeunesse se relevait des fois plus fascistes que les anciens qui, eux au moins, savaient que la vie était courte. Bon, il devenait peut-être réellement vieux. Des petites étincelles multicolores virevoltant devant la vitre annonçaient que la voile était bien déployée.

― C’est tout bon, cap’taine. On arrivera à la première porte d’ici vingt-huit heures galactiques. Tu voulais quoi, Linor ?

― C’est Yuredig, faut que vous veniez voir ça…

Ils se levèrent et suivirent le mécanicien excité jusqu’au gymnase.

Yuredig courrait sur un tapis, son débardeur trempée de sueur. Tout l’équipage était là, à regarder cette intruse qui osait pénétrer dans le saint des saints de l’entre-soi masculin. Naël fit une moue devant la tête aux cheveux courts. Une femme digne de ce nom devrait porter des cheveux longs. Mazziek se pencha à son oreille :

― Elle est là depuis bientôt une heure.

Naël détecta une pointe d’estime dans la voix du vieux briscard. Saelys tirait une tronche de six pieds sous terre, mais tous les autres affichaient un face mi-moqueuse mi-respectueuse. La sorcière était arrivée en moins de deux jours à ensorceler son équipage. Elle n’en serait que plus difficile à gérer. Après de longues minutes silencieuses, elle arrêta le tapis, enfila négligemment un pull et sortit en ne lançant qu’un regard de défi à son public conquis. Une fois la porte fermée, tous se mirent à parler frénétiquement. Le Doc’ se glissa à la suite, confirmant que les nuances grises de l’ancienne rebelle ne devaient pas annoncer une si bonne forme physique que cela.

― Cap’taine, je crois que je l’aime bien, cette petite, commenta doctement Issam.