Solaire. C’était peut-être qui définissait le mieux leur hôtesse, lumineuse dans sa robe vaporeuse jaune canari. Elle était le centre d’un groupe d’hommes, charmeuse au possible, drôle, belle. Azza pouvait comprendre l’envie de s’enfermer avec elle quelques heures pour explorer chacune des courbes de cette fameuse duchesse. Presque tous les hommes étaient sous emprise, absorbant chacun de ses gestes, chacun de ses mots. Presque, car l’homme à la droite d’Anila de Seila restait de marbre, répondant d’un air poli et vaguement intéressé à chaque tentative de la belle rousse, daignant à peine jeter un regard à leur hôtesse de ses yeux gris et froids qu’Azza ne reconnaissait que trop bien.

Parmi la vingtaine d’invitées, comprenant Kalozka et elle-même, quelle était la probabilité pour que s’y glisse Goliado Minerie ? Le mari de la duchesse l’avait présenté comme un des plus jeunes et brillants colonels de l’armée intérieure fédérale, un camarade d’université et un ami de longue date. Le mari semblait par ailleurs être le contraire du colonel : fat et magouilleur. Il déployait sa richesse tel un paon en rut. Étonnant comme les contraires pouvaient s’attirer et former de longues amitiés.

La jeune femme avait fui dans un coin de la pièce, comptant traverser ce moment de grande solitude en bonne compagnie avec elle-même, protégée de ses voisines par l’aura brumeuse qui recouvrait tout ce qu’elle voyait. Elle n’aurait jamais crû un jour être satisfaite de porter une de ses voilettes noires, plus longues et épaisses que la normale, tombant jusqu’à mi-torse et cachant l’entièreté de son visage.

Sa retraite aurait pu être agréable, malgré sa lourde perruque au chignon sophistiqué qui commençait à la gratter. Ce n’était bien sûr sans compter sur la grossièreté de son voisin, un homme entre deux âges. Il enchaînait blague misogyne sur blague misogyne sous le regard hilare d’un Kalozka qui les avait rejointes au signal d’Azza. Cependant, il n’était pas d’un très grand support, plus enclin à relancer le vieux libidineux qu’autre chose. Comme écraser la glotte d’un homme en pleine soirée ne siégeait pas tout à fait à l’image de femme soumise qu’elle était censée renvoyer, elle rongeait son frein en imaginant toutes les façons possibles de tuer cet homme avec les objets de la grande pièce, emplie de dorures et de tableaux de toutes tailles. Azza était en train de se demander s’il était facile ou non d’attraper les sphères lumineuses qui flottaient au plafond pour les enfoncer dans les yeux du marchand, quand ce dernier comprit que l’ancienne rebelle ne réagirait aucunement à ses propos et s’enfuit, déçu.

— Je te laisse, déclara Naël en regardant d’un air gourmand la maîtresse des lieux, évite de tuer quelqu’un en mon absence.

Enfin tranquille.

Les plats exquis s’enchaînaient sur le buffet, apportés par de jeunes femmes esclaves. Cette vue coupa l’appétit d’Azza. Déployant mille ruses pour ne pas dévoiler son visage, elle se força pourtant à picorer son assiette pleine de mets à l’odeur alléchante et aux couleurs savoureuses. Des plats fins qui avaient été créés grâce à l’exploitation d’autres, comme l’était chaque chose sous ce toit. Cette idée la fit soupirer.

— Je suis soulagé de ne pas être le seul à trouver cette soirée ennuyante, commenta une voix aux accents traînants.

Oh ! non. Elle se tourna vers l’homme aux yeux d’acier. Un sourire ironique flottait sur un coin de sa bouche. Il tenait un verre de vin d’une main chancelante et posa de l’autre sa casquette sur la table lévitante.

— Je n’aime guère ce genre de soirée où seul l’apparat compte, commenta le colonel Minerie.

Étrange remarque pour un homme en tenue cérémoniale. Elle ne répondit pas et sirota son jus. Le goût était le même, malgré la coupe d’argent. Elle fit le plus discrètement possible le signe convenu avec Kalozka.

— Quoique, votre époux semble nager dans son élément, continua-t-il. L’apparence doit être considérée comme une qualité dans le milieu qu’il côtoie.

Il but d’une traite son verre avant d’alpaguer une serveuse pour le remplir de nouveau. Azza leva la tête et trouva Kalozka en pleine discussion avec le Duc, animée en vue des grands gestes que faisait ce dernier.

— Quel est ce milieu en question, monsieur… ?

— Vous pouvez m’appeler Goliado, si vous le souhaitez.

— Et donc, monsieur Goliado ?

Des plissures apparurent au coin des yeux.

— Pour tout dire, je pensais au milieu du commerce, madame Yuka. D’ailleurs, vous ne ressemblez pas du tout au type de femmes de marchands que j’imaginais.

— Et comment décrirez-vous ce type de femmes, monsieur Goliado ?

— Du type de notre hôtesse.

— Je vois. Je peux vous poser une question directe ?

— Bien sûr, madame Yuka.

— Pourquoi êtes-vous ici à discuter avec moi dans cette soirée emplie de marchands de tous bords que vous méprisez de façon aussi visible ?

— Très bonne question.

Il réfléchit une longue minute, les yeux dans le vague.

— Je ne méprise pas le milieu du commerce, plutôt certains de ses représentants jouant avec les limites de la légalité et de la moralité. Par ailleurs, vous devez savoir bien plus que moi qu’il y a marchand et marchand. Et je suis là parce que mon ami m’a invité et que cela aurait été impoli de refuser.

— C’est une raison valable comme une autre.

Azza laissa s’installer le silence, déconcertant le sbire de l’armée.

— Vous ne me demandez pas comment j’ai rencontré Jorel ?

— Non.

Blanc. Nouveau remplissage du verre. A ce rythme, le jeune colonel ne tiendra plus debout dans une heure. Il était beurré, mais visiblement content d’avoir trouvé une personne à qui parler d’autres choses que de valeurs marchandes et du cours de l’indice intersidéral.

— Ne sommes-nous pas rencontrés dans une autre occasion ?

— Non, je ne crois pas.

— Étrange, j’ai pourtant l’impression de connaître votre voix. Ça m’arrive souvent depuis…

Il finit sa phrase d’un geste vague.

— Depuis la guerre ?

Mince, elle avait relancé la conversation sans réfléchir. Quoique, qu’elle était le risque ? Le temps passerait plus vite et le colonel ne devrait pas se rappeler grand-chose le lendemain, vu son enchaînement de verres. Il la fixa, interrogatif.

— Les décorations sur votre uniforme.

Il sourit, des fossettes marquèrent le coin de sa bouche :

— Depuis la guerre, en effet, et ce n’est pas le plus désagréable des… contrecoups. Mais cela ne se fait guère d’en parler, madame Yuka, vous êtes bien la première à me faire la réflexion aussi ouvertement. J’imagine que de vivre avec un ancien soldat doit vous donner quelques connaissances dans le domaine. Puis-je me permettre à mon tour de vous poser une question indélicate ?

— Vous pouvez, vu que rien que ce que je répondrai ne vous empêcherez de la poser.

Il eut un rire bref :

— En effet, madame Yuka. J’aime beaucoup votre franchise, je rencontre tellement de lâches flagorneurs.

Il fit tourner le vin dans son verre en se penchant dans la direction d’Azza :

— Puis-je vous offrir mon aide, madame Yuka ?

Aïe, elle était tombé sur un chevalier blanc. Il était d’un sérieux de mort, scrutant derrière son masque nonchalant la moindre réaction d’Azza. Comment avait-elle pu le sous-estimer… Bien sûr, qu’il n’était pas bourré après trois coupettes, c’était tout de même un colonel de l’armée intérieure.

Azza fit tourner son jus de fruit dans sa coupe. Elle commencerait bien quelque chose de plus fort.

— Pourquoi j’aurai besoin d’aide, monsieur Goliado ?

Minerie sourit et rapprocha son beau visage vers celui d’Azza. Elle eut un léger mouvement de recul. Il murmura :

— Votre mari est un homme connu pour rendre des services peu scrupuleux.

Azza réprima sa colère. Services peu scrupuleux, ce n’était pas tout à fait faux. Cependant, Kalozka fournissait des services payés par des hommes de bonne réputation ne voulant pas se salir les mains, comme leur hôte. Et c’était un peu facile venant d’un homme travaillant pour l’armée intérieure peu connue pour son hospitalité et sa bienveillance.

— Il surveille vos moindres et gestes depuis tout à l’heure.

Ah ! ça, ça faisait partie de l’accord qu’elles avaient avant d’arriver. Kalozka devait venir à sa rescousse au signal convenu. Mais là, en ce moment, il ne devait pas surveiller grand-chose car il aurait dû être à ses côtés depuis au moins cinq grosses minutes.

— Et vous êtes la seule femme à porter une voilette en intérieur.

Pour se protéger contre les types comme lui qui la remettraient en prison aux moindres faux pas.

— J’en déduis que vous pourriez avoir besoin d’aide. Si c’est bien le cas, je suis à votre disposition. Je vais rester sur place quelques jours avec mes hommes. Profitez un peu de la mer et venez me…

— Oh la la, mon cher Goliado, arrête d’embêter notre petite Yuka, tu vois bien qu’elle est gênée.

Sauvée de la froideur de la lune par le soleil brûlant.

— Mais non, ma chère Anila, je n’oserai pas, répondit-il, une lueur d’ironie dans ses yeux gris.

— Madame la duchesse, salua Azza.

— Oh si, je commence à bien te connaître mon cher, dit Anila en riant. Allez, hop, je te sauve. Allons dans mon petit boudoir pour une fin de soirée entre femmes. Sur ce, colonel Minerie, bonne soirée !

Elles s’en allèrent bras dessus, bras dessous sous le regard d’aigle du colonel et ceux envieux du reste de l’assistance. La duchesse la guida à travers un labyrinthe de couloirs jusqu’à un petit boudoir chaleureux.

— Ma petite pièce à moi. Installe-toi, ma chère.

Azza s’assit sur le canapé qui s’adapta à son corps, devenant aussi confortable qu’un nuage de chantilly. La duchesse se posa à côté d’elle délicatement. Une boite de cigarettes était ouverte sur la table, à côté de petits verres et d’une bouteille emplie d’un liquide crème. L’ancienne rebelle retira son voile pour mieux observer les gravures fines qui décoraient l’ouvrage en bois délicat.

— Je comprends mieux pourquoi Naël jouait au cachottier.

Azza se tourna vers la femme solaire d’un air interrogatif :

— Kalozka ne t’avait pas dit ?

— Qu’il était marié avec Azza « La Rouge » Yuredig ? Non, bien sûr que non… Tu paraît plus petite que lors des images du procès.

— On me le dit souvent. Je peux ? demanda-t-elle en indiquant le contenu de la boite.

— C’est fait pour ça, Azza, répondit la duchesse d’un grand sourire.

— Pourquoi ton mari a souhaité ma présence alors qu’il n’est même pas venu me parler ? demanda-t-elle en roulant un peu de tabac.

Des feuilles s’échappèrent sur le parquet.

— C’est sa lubie, il se targue de sociologie distante. Et puis, il ne s’abaisserait pas à discuter avec une femme. Veux-tu un verre ? enchaîna-t-elle, en les verres. C’est de la liqueur de kof. C’est pour te remercier de tes actions passées.

Elle rit devant l’air interrogateur de l’ancienne rebelle.

— Grâce aux coups d’éclat que vous avez réalisés, tes amies et toi, la Fédération a lâchée la bride à nous, femmes de bonnes conditions. J’ai ainsi le droit d’administrer le domaine de Jorel en son absence, ce qui m’était complètement interdit auparavant.

Super, Azza avait permit à cette femme d’être légalement une exploiteuse de chair humaine. Elle but d’un coup sec son verre, imitée par sa voisine. Elle sentit le liquide légèrement sucré lui brûler la gorge et lui réchauffer les entrailles.

— J’en profite alors pour dédommager ces pauvres hères pendant qu’il est absent, ce qui arrive heureusement souvent. Mais, c’est insuffisant et je ne suis pas sure que ma mauvaise conscience réparera un jour toutes les horreurs que nous leur faisons subir.

La duchesse affichait un air à la fois dur et triste.

— Pourquoi continues-tu ainsi, alors ? demanda Azza.

— Oh, tu vas penser que je suis lâche. Mais, je refuse de quitter mon confort et ce luxe, ainsi que le peu de liberté que je suis arrivée à m’octroyer. Je vois mes amies, ces pauvres femmes, avec ces hommes qui les traitent comme…

— Comme des esclaves ?

— Oui, souffla Anila. Je me dis que j’ai de la chance. Est-ce que je peux et conserver mon luxe et supprimer les chaînes de mes gens ?

— Non, tu ne peux pas, répondit Azza, murmurant presque.

— Je vois que tu me juges durement.

Des larmes de colère perlaient dans les yeux verts.

— Non, ma sœur.

Azza prit le menton de la duchesse et tourna le visage en cœur vers elle :

— Je m’empêche de juger les autres femmes, c’est que m’ont appris mes anciennes sœurs. Tu comprendras un jour.

Et brusquement, la duchesse l’embrassa. Surprise, Azza goûta les lèvres pulpeuses et fraîches, sentant dans le bas ventre et la poitrine les papillons si caractéristiques. Elle arrêta de réfléchir. Tous ses doutes, toutes ses peurs furent chasser par ce corps chaud. Elle coucha la belle sur le canapé et partit à la découverte de l’anatomie au toucher souple et ondulant, délaçant un à un les morceaux de tissus qui s’élevaient entre elle et la peau nue pleine de promesses.

— Naël ne risque pas d’être jaloux ? demanda Anila.

Azza leva la tête et croisa le regard malicieux de la belle. Elle mordilla le cou de la duchesse qui soupira d’aise avant de répondre au creux de l’oreille :

— Non, je ne pense pas, mais si tu es gênée, je m’arrête ici…

Pour toute réponse, Anila attrapa la taille de la jeune femme avec ses jambes, indolente et désirante.

Azza continua son exploration avec ses doigts et ses lèvres du corps merveilleux, guidée par les halètements de plaisir de la femme soleil. Elle se noya dans les seins parsemés de tâches de rousseur, tétant les pointes durcies, lécha la peau fine du ventre et se glissa dans les creux des fesses. Elle finit par se perdre dans l’intimité moite et odorante de la belle, langue tatillonne se permettant quelques écarts inattendus et pénétrants, accueillis avec un contentement non feint. Au bout de longues minutes, sentant les frémissements des muscles de plus en plus longs contre elle, elle cala ses doigts et sa bouche sur la respiration de la belle, jusqu’aux spasmes et délivrance finale qu’elle fit durer de délicieuses secondes.

Azza se cala contre la nudité langoureuse de la duchesse.

— C’est toujours aussi bien avec des femmes ?

— Souvent, oui, répondit Azza en soufflant sur le duvet qui parsemait le ventre rebondi.

La duchesse se dégagea en riant.

— Je veux t’aider, déclara-t-elle de but en blanc.

Azza s’accouda sur le bord du canapé et soutint les yeux déterminés d’Anila. Elle attrapa une cigarette qui avait roulé hors de sa boite :

— Ah, j’ai bien fait de te faire jouir alors.

Elle reçut une pichenette mutine pour toute réponse. Elle attrapa à la volée le bras potelé et attira la duchesse contre elle, qui, joueuse, s’installa sur les genoux d’Azza. Elle traça du bout des doigts des cercles de plus en plus concentriques autour des seins pointus de la duchesse.

— Tu me déconcentres, Azza, commenta Anila d’un ton sérieux.

— C’est le but, ma chère.

Azza enfonça son visage dans la poitrine opulente.

— Tu as… besoin… de… quoi ? demanda la duchesse, haletante et obstinée.

Azza leva les yeux vers le visage en cœur de son amante :

— D’argent. Mais pas maintenant, plus tard. Et ce n’est pas pour moi, précisa-t-elle, c’est pour la Lutte.

— Avec un grand L ?

— Oui, répondit-elle d’un grand sourire.

Elle avait hâte de reprendre son combat. La présence de sœurs lui manquait. Ce n’était pas un question de sexe, même si c’était important ; elle ne couchait de toute façon jamais avec ses compagnes directes d’armes. C’était la sensation d’être entouré de personnes qui la comprenaient intimement, sans ce rapport de domination qui était trop souvent en jeu avec les hommes. Elle le comprenait maintenant, la duchesse contre elle. La femme soleil s’était révélée en amante mais surtout en future alliée. L’espoir était toujours là.

La duchesse glissa la main sous la tunique d’Azza et lui chuchota au creux de l’oreille :

— En attendant le grand jour, si nous attrapions pleinement le présent ?

Azza lâcha prise sous les assauts maladroits et prometteurs.