Naël écarta les draps satinés. Un bruit arrêta son mouvement. Il se retourna lentement vers la silhouette toute en courbes de sa voisine.

— Tu te lèves déjà, mon beau capitaine ?

Il embrassa le ventre de la duchesse mais n’obtint en réponse qu’un rire léger et endormi. Trop endormi. Dommage. Il se redressa et attrapa son pantalon qui traînait sur le sol.

— Je vais m’en fumer une. Rendors-toi, ma jolie.

Il traversa la chambre, immense, plus grande que la salle commune du vaisseau, et ouvrit la porte-fenêtre en verre, signe de richesse parmi tant d’autres dans ce manoir au luxe tranquille.

Naël fouilla ses poches et remercia le dieu cancer quand il alluma une cigarette oubliée. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre, lui permettant de profiter pleinement de la terrasse surplombant la mer. Il faisait encore nuit, mais le soleil pointait déjà le bout de son nez. À l’horizon, des filins de nuages chargés d’averses se teintaient de rose. Les vagues se brisaient au pied de la falaise en un doux grondement et, droit devant lui, les petites loupiotes indiquant que la ville d’Arza, bourg le plus important de la planète Arzabor, n’avait pas disparu pendant ces trois journées passées au lit. Naël était trop loin pour voir l’astroport, mais il imaginait très bien les têtes enfarinées de ses hommes au petit matin. Quoique, il était bien trop tôt pour cela car Naël avait donné quartier libre à l’équipage. Il espérait que ces derniers en avaient profité pour explorer les bars environnants. Pas certain que les matelots arriveraient à se lever dès potron-minet. Cependant, il était certain qu’elle était déjà levée. Il imaginait sa silhouette face à la plage, les pieds dans l’eau, les yeux noirs fixant au loin. Il chassa cette image de son esprit d’un pichenette mentale. Ne pas penser à elle.

Il s’étira en inspirant le vent iodé. L’air encore frais et la brise chargée d’embruns salés finirent de le réveiller complètement. Ses muscles étaient rouillés par manque d’exercices autres que ceux de chambre. Un séance d’entraînement lui ferait le plus grand bien. Un petit duel avec Mazziek devrait le remettre en jambes.

— Après tout ce temps, je trouve la vue toujours aussi magnifique.

Naël se retourna et fit face à la duchesse emmitouflée dans sa robe de chambre, cheveux auburn au vent. Elle s’accouda à coté de lui. Il l’attrapa par la taille en lui glissant dans l’oreille :

— C’est toi qui est magnifique…

Cliché, mais efficace vu l’œillade qu’il reçut en réponse. Il l’embrassa dans la nuque et, encouragé par les soupirs de la belle, écarta les pans de la robe.

— J’ai eu un appel de mon mari. Il arrive ce soir.

Bien lui en fasse. Naël retrouverait son lit solitaire et silencieux pour enfin se reposer en attendant les nouvelles du hacker. Ou peut-être pas, il en profiterait plutôt pour revoir les préparatifs pour le grand voyage à venir. Artur avait dû commencer, ils avaient défini ensemble le plan, mais Naël aimait bien superviser directement.

— Il veut organiser un dîner ce soir, il t’invite.

Naël n’avait jamais compris comment un homme pouvait souhaiter passer la soirée avec celui qui le faisait cocu. Anila avait bien essayé de lui expliquer qu’il s’agissait d’un mariage de convenance où chaque partie était libre de vivre sa vie et ça, il pouvait le comprendre. Mais vouloir en plus se fader la tête de l’amant, c’était incompréhensible. Toutefois, le mari lui avait filé quelques missions juteuses plus ou moins légales, plutôt moins que plus d’ailleurs, alors il n’allait pas déroger à ses devoirs. Il pouvait bien jouer l’homme de foire une soirée de plus pour continuer à être dans le carnet de contacts du duc. C’était un type étrange, ce Jorel. Un aristo imbu de lui-même, qui trempait dans pas mal d’affaires politico-économiques louches. Bon, au moins, la bouffe valait largement le coup de faire l’idiot tout un repas.

— Et ta femme aussi, bien sûr.

De surprise, Naël stoppa ses caresses. C’est quoi, cette embrouille ?

— Hors de question.

Anila se colla contre lui. Il se décala en renfermant soigneusement les pans de la robe de chambre. Elle ne l’aurait pas par la chair. Elle soupira, vaincue, avant de reprendre :

— C’est une demande explicite de Jorel. Je pense qu’il est curieux de voir une femme de pirate.

— Je l’ai déjà dit. C’est hors de question.

Elle ria un peu avant d’ajouter, mutine :

— Oh, tu souhaites la garder pour toi ? Cela me donne encore plus envie de la rencontrer. Pour tout dire, je te voyais mal passer un jour la bague au doigt, alors je veux à tout prix connaître le sortilège qu’elle t’a lancé. Il pourra m’être utile un jour.

Comme Naël resta silencieux, elle continua :

— J’aimerai la remercier de vive voix. Grace à elle, tu es plus attentionné au lit qu’auparavant.

Il se mura dans le silence. Qu’avaient-elles toutes à remettre en question sa virilité ?

— Elle doit être terrible, quand même… murmura-t-elle après quelques minutes.

— Tu es jalouse, ma belle ?

Elle ria de nouveau, face à la mer :

— Un peu, mon beau capitaine. Tu te maries et tu ne me dis rien ? Je la vois belle et téméraire, participant aux combats, armes à la main et cheveux détachés, libre de toute attache. Et moi, je suis coincée ici, à gérer un domaine qui ne m’appartient pas. Après de rudes batailles pour une cargaison illicite, elle fête votre victoire par une nuit de sauvagerie nue.

— Je ne couche pas avec elle.

Du moins, il essayait méticuleusement de chasser toute pensée de ce genre à l’égard de la sorcière, ce qui s’était avéré difficile étant coincé dans le même vaisseau spatial qu’elle. C’était rudement petit, un vaisseau. Il s’en était pas trop mal sorti ces dernières semaines de voyage.

— Dommage, un plan à trois avec des pirates m’aurait bien plu.

— Pff, connaissant Yuka, j’aurai été très vite mis sur le banc de touche.

Ce n’était pas que l’idée lui déplaisait. Il repoussa l’image qui lui venait en tête.

— De toute façon, c’est un mariage de raison.

— Tous les mariages sont de raison, mon beau capitaine. Je te pensais moins naïf.

— C’est toujours hors de question, répondit-il en se passant la main dans les cheveux.

Une envie de tabac le prit. Où avait-il bien pu mettre son paquet de cigarettes ? Une lumière curieuse s’alluma dans les yeux verts de la duchesse :

— Elle est recherchée ?

Devant le silence buté du capitaine, elle continua :

— Donc elle est recherchée, et c’est pourquoi tu ne souhaites pas la montrer. Ooooh… c’est une des femmes de la Rébellion ? C’est la seule possibilité, il n’y a plus que ces femmes-là qui soient poursuivies. Je pensais qu’elles avaient toutes péri ou avaient quitté la Fédération.

— Elle a une information qui m’intéresse. Je l’aide et elle m’aide. Un mariage de raison.

— Tout à fait, mon beau capitaine, je comprends mieux ton renâclement. Néanmoins, Jorel est têtu, tu sais, il ne reviendra pas sur sa demande. Pour ton bien, et le mien au passage, ce serait mieux d’accepter son invitation. Sinon, tu risques de voir de nombreuses portes se fermer sous ton nez.

— Faudrait qu’elle garde sa voilette à l’intérieur. Pas sûr que ça suit l’étiquette de ton Jorel.

— Oh ! non, cela est devenu tout à fait convenant.

Elle expliqua devant le regard interrogateur de Naël :

— De plus en plus de femmes conservent leur voilette à l’intérieur en présence d’hommes. C’est un grand signe d’humilité, avec les pieds nus. J’en rencontre au moins une par soirée mondaine. Une vraie épidémie. Le fait que ta compagne se cache le visage ne devrait pas détonner outre-mesure. Le pirates étant des personnes de mœurs étranges, ce serait vu comme un signe d’extravagance ou une jalousie maladive de ta part.

— Mouais, comme si j’avais le choix.

Et Naël n’aimait pas ça. Le soleil commençait à se lever et le ciel passait de rose à or pâle.

— Tu m’en veux, mon beau capitaine ? minauda Anila en collant son corps chaud et voluptueux contre son torse.

Il entra dans son jeu. Autant profiter de ces dernières heures de tranquillité.

— Pas à toi, ma belle.

— Je sais comment me faire me pardonner à sa place…

Et, sourire espiègle en coin, elle s’agenouilla en lui ouvrant son pantalon. Pourquoi tout ne pouvait-il pas être aussi simple que ces purs moments de bonheur ?

***

Azza courrait pieds nus. Elle aimait le crissement du sable sous ses orteils et les bruits des vagues qui balayaient la plage. Le soleil luttait dans le ciel pour peindre la journée d’un peu de couleurs. Des lueurs violacées éclaircissaient l’horizon, mais des nuages de pluie apparaissaient déjà au loin et annonçaient l’habituelle bruine qui recouvrerait le paysage d’un voile pudique.

Elle avait fui dès qu’elle avait pu la ville esclavagiste, construite dans le sang et les larmes. Elle avait caché sa tunique dans un des rares bois qui n’avaient pas été rasés, ne portant qu’un débardeur et un bas d’uniforme qu’elle avait remonté sur ses mollets, ce qui lui aurait valu des remarques ironiques de Kalozka si celui-ci n’avait pas disparu dans les bras de son amante. Il le méritait bien, après ces semaines de gênes réciproques.

De grands champs de kof bordaient la plage et étaient déjà animés de silhouettes pliées en deux malgré l’heure matinale. Elle ne pouvait rien faire pour les femmes, hommes et enfants qui trimaient aux milieux des buissons violets. Pas encore, pas maintenant. C’était la période des récoltes où les esclaves ramassaient les graines odorantes et délicates qu’elles déposaient dans un sac porté sur leur dos. Puis, une fois récoltées, les précieuses graines seraient vendues sur les marchés intersidéraux et envoyées au plus offrant en passant par de multiples intermédiaires, faisant ainsi la richesse des propriétaires de ce domaine et autres parasites qui pourraient l’étaler dans des constructions tapageuses. Azza en avait croisé plusieurs exemplaires depuis le début de sa course et avait refréné une envie pyromane.

L’écume des vagues lui chatouillait la plante des pieds. Azza chassa au loin la sensation d’étroitesse du vaisseau en respirant à pleins poumons l’odeur piquante de la mer. La cadence de ses pas lui faisait presque oublier qu’elle n’avait toujours pas de nouvelles de la hackeuse. Quand elle retournerait en cette civilisation pourrie, elle irait au comptoir des courriers et n’aurait pas de messages, comme c’était le cas depuis trois jours. Elle écarta au loin toutes ses pensées parasites. Ce qui était important en cet instant, c’était la sensation des muscles qui se contractaient et de l’air pur qui lui brûlait les poumons.

Azza s’arrêta enfin quand elle atteignit le village de baraquements, encore vide d’activités. Elle fit quelques étirements puis, relevant un peu plus le bas de son pantalon, avança dans l’eau tiède jusqu’aux genoux. Elle s’immobilisa ainsi, imprégnant par chacun de ses pores la beauté sauvage toute en gamme de violet de la mer. Le fond était visible jusqu’à une centaine de mètres de la berge et elle pouvait sentir les poissons plats et rouges foncés tournoyant autour de ces pieds.

Quand l’eau recula enfin au loin, Azza s’assit sur la plage bordeaux tout en sortant une cigarette un peu mouillée de sa poche. Dans son dos, elle sentit le village se réveiller. Des enfants s’agitèrent autour d’elle, armées de petits seaux et de filets, attrapant par ci ou par là des poissons bloqués dans des trous d’eau ou des crustacés trop lents pour s’enfuir à temps. Elles étaient trop jeunes pour porter des sacs de kofs et étaient encore épargnées du sort brutal de leurs aînées. Elles ramenèrent en courant leur trésor chez elles. Les femmes âgées, car comme dans son ancien village il ne restait que des femmes après les longues années de dur labeur, prépareraient les repas avec les prises qu’elles agrémenteraient probablement des légumes qui poussaient dans les petits jardins aux terres salines entourant le village.

Les enfants furent vite de retour et plongèrent dans l’eau, s’éclaboussant les unes des autres. Quelques femmes les rejoignirent et nagèrent, nagèrent, nagèrent, s’éloignant des rives. Azza les enviait. Elle aimerait tant pouvoir s’éloigner et s’oublier au milieu de cette étendue d’eau, faire partie d’un tout, sans attache. Une des femmes émergea de l’eau et s’assit à coté d’elle, sortant d’un sac un tricot. Cet acte emplit de témérité un jeune, qui devait bientôt avoir l’âge des champs.

— Pourquoi tu ne vas jamais dans l’eau ?

Il la regardait d’un air hautain de ses yeux indigos, poings sur les hanches. Sa peau sombre était déjà burinée par l’air marin.

— Je ne sais pas nager, répondit-elle.

— Ta grand-mère ne t’a pas appris ?

— Je n’avais pas de grand-mère. Et chez moi, l’eau n’était pas aussi profonde.

— Il n’y a pas d’eau chez toi ? s’exclama-t-il.

— Si, il y avait de l’eau partout. De l’eau pouvant aller jusqu’à la taille. De l’eau marron. Mais je n’ai pas appris à nager.

Elle n’en avait pas vu l’utilité, ni au milieu des rizières ni dans l’espace.

— C’est quoi ton prénom ?

— Ne soit pas impoli avec l’étrangère, Barzami, rudoya la femme assise.

Ses mains bougeaient autour de son œuvre, comme animées d’une volonté propre.

— Ne vous en faites pas, cela ne me gène pas.

Elle ajouta à l’encontre du jeune curieux :

— Je m’appelle Azza.

— Azza ? C’est bizarre comme prénom. Mais bon, ça te va bien, car t’es bizarre.

— Ah bon ?

— Bah oui. Tu as les yeux noirs. Tu ne parles pas comme nous. Et tu es habillée comme en homme alors que tu es une femme.

— Barzami, arrête d’être impoli, gronda la voisine d’Azza, toujours absorbée dans son ouvrage.

— Ce n’est pas grave, ma sœur.

Azza expliqua au jeune garçon :

— Je viens d’une autre planète, où toutes mes sœurs et mes frères ont les yeux noirs. Et les pantalons, c’est plus pratique pour courir que les jupes.

— Mouais, c’est ce que je disais, tu es bizarre. Qui voudrait courir alors qu’on peut nager ?

— J’aime bien courir.

— Si tu le dis. Tu veux attraper des zurnes avec moi ?

Il lui tendit un filet qu’elle attrapa et elle l’accompagna dans sa pèche au trésor. Il lui expliqua comment reconnaître les crustacés comestibles des autres et comment attraper les zurnes, les poissons plats et rouges, sans être piquées. Elles rentrèrent dans leur baraquement chargé de leur trouvaille. Alarzame, le nom de la femme au tricot, les attendait. Elle cuisina les crustacés. Azza fût fascinée par la rapidité des gestes de la vieille femme. Dans d’autres vies, ses propres aînées dans les baraques, Oneza, puis l’ancienne cuisinière de son équipage, avaient bien essayé de lui apprendre des rudiments de cuisine, mais elle n’avait jamais eu la patience pour arriver à des résultats qui étaient à peu près mangeables.

Le repas était succulent. Barzami était le plus âgé de ses frères et sœurs et se comportait en grand frère despotique et bruyant, engueulant les plus petits sous les yeux bienveillants d’Alarzame. Les enfants auraient bien le temps de grandir plus tard.

Azza remercia ses hôtes de l’accueil chaleureux et promit sous l’insistance des petites qu’elle reviendrait le lendemain. La pluie avait commencé à tomber en gouttes légères. Elle rentra au petit trot, les vêtements collés à la peau. Heureusement, il semblait il y avoir peu de vent dans cette contrée, ce qui limiterait ses risques de tomber malade. Elle ne voulait surtout pas être la victime du Doc’, qui en profiterait pour lui faire la morale sur les idées farfelues d’aller courir sous la bruine. Elle retrouva sa tunique où elle l’avait cachée et rejoint la ville à pas rapide. L’averse était faible, mais elle était tout de même trempée quand elle atteignit le vaisseau. Comme elle s’attendait, elle se fit enguirlandée par le médecin.

Azza se dirigea dans la grande salle, en espérant trouver du kof pas trop vieilli. Elle y trouva Kalozka en grande discussion avec Artur. Le capitaine avait l’air en forme. Ces trois jours de baise avec la duchesse avait dû lui faire du bien.

— Deux secondes, Yuka, l’arrêta Artur.

Elle s’approcha d’eux, essorant ses cheveux. Ils commençaient à être longs, peut-être devrait-elle commençait à les tresser. Le regard de Kalozka virevolta sur sa silhouette avant de se fixer sur un point lointain au-dessus de sa tête. Elle appréciait cette attention de sa part.

— Naël a une nouvelle pour toi, commença le second d’un air neutre.

Oh, elle commençait à connaître ce ton. Ce n’était en général pas très bon signe. Le capitaine posa enfin les yeux sur elle.

— T’es de soirée mondaine ce soir, la sorcière, annonça-t-il dans un rictus.