Dans mon bilan des lectures 2021, j’ai abordé très rapidement les comics Batman, et leur représentation des femmes. J’aurai aimé ajouter « minorités de genre » mais les personnes LGBTI sont quasiment absentes de l’univers DC (oui, je sais, il y a des personnages LGBTI, sauf que j’en ai pas encore beaucoup croisé, à part Batwoman, Montoya et Constantine).

Pour appuyer mes propos, rien ne vaut un exemple concret : « Batman Silence » de Jeph Loeb et Jim Lee, un comic que j’ai emprunté très récemment.

Petite aparté

L’histoire de Batman questionne en termes d’analyses sociales : on parle ici d’un homme blanc qui soigne ses traumas en cassant la gueule à des pauvres. Personne ne lui a dit que ce serait plus efficace s’il donnait directement ses millions à la société (millions que sa famille a bien dû choper quelque part… aaaah, le capitalisme) ? Et qu’ainsi le taux de violence diminuerait forcément vu la résorption de la pauvreté ?

Batman, c’est Bernard Arnault en beau (?), jeune et s’habillant en collant la nuit pour fracasser le crâne des pauvres.

Male gaze

« Batman Silence » est un exemple parfait du male gaze : une histoire écrite par des hommes hétéros pour des hommes hétéros. Avec des femmes ramenées constamment à des objets sexuels.

Comme je n’avais que ça à faire (c’est faux, mais la colère vous embarque dans des trucs), j’ai compté le nombre de paires de seins dessinés pour un regard voyeur, de tétons (que je n’ai pas compté dans la catégorie « seins ») et de fesses moulées.

Presque toutes les femmes sont sexualisées : Catwoman, Poison Ivy, Huntress, Oracle, Thalia Head, Harley Quinn, Lois Lane… Mêmes les infirmières sans nom présentes tout au plus dans deux cases ont les seins qui pointent.

Pour être plus précise, seulement deux femmes ne sont pas victimes de cette sexualisation : Amander Lear, qui est, au passage, la seule femme grosse et noire de ce comics, et Leslie Thompson, qui est la seule femme vieille. C’est à dire, pour paraphraser Virginie Despentes, des femmes qui ne sont plus dans le marché de la bonne meuf.

Au total, je compte 44 paires de tétons qui pointent, 18 paires de seins pornifiés, 14 gros plans sur des fesses féminines et moulées, et 5 combos seins-fesses. Dont Batgirl pendant un flashback du point de vue de Batman. Gars, elle a au moins quinze de moins que toi (et non, je refuse l’idée que Batgirl et Batman aient pu être en couple).

Les costumes des femmes sont bien sûr aussi peu pratiques que moulants et courts.

En bref, chaque apparition de femme vient accompagnée de son lot de fan service à visée d’hommes hétéros gros dégeu.

Oh, pour être honnête, il y a aussi 2 paires de fesses masculines et moulées : celles de Nightwing et Green Lantern. Ah si, on voit bien une fois les fesses de Batman, mais celles-ci sont, euh, difformes ? On sent que les dessinateurs avaient comme un doute lors de la création de cette case. Mais, clairement, la plupart des personnages masculins ne sont pas dessinés pour être sexy auprès des femmes hétéras. Les corps sont musclés, puissants, mais pas sexy. Batman doit avoir autant de muscles qu’un·e champion·ne de bodybuilding. Je vous invite à ouvrir n’importe quelle sojo pour constater la différence (ok, les normes de beauté entre le Japon et la France sont assez différents, mais cela donne une idée).

Des tropes sexistes scénaristiques

Maintenant que l’on a vu les problèmes de sexualisation des corps féminins, qu’en est-il du fond ?

Après tout, il y a quelques scènes en mode rinçage de l’œil hétéro dans le film « Birds of Prey et la fantabuleuse histoire de Harley Quinn » et la plupart des femmes correspondent aux normes de beauté de notre société, mais cela n’a pas empêché d’avoir des personnages féminins tops qui se libèrent de relations toxiques.

Bien sûr, l’histoire tourne autour d’un homme, ses amours, ses amis qui le trahissent ou le soutiennent, ses erreurs, ses doutes… Normal, vu que son nom est sur la couverture.

Pourtant, il y a beaucoup de femmes, et même, des scènes avec plusieurs femmes.Si on retranscrivait le test Bechdel-Wallace dans la bande-dessinée, ce comics le passerait. Cependant, les scènes avec des femmes sont nettement plus courtes : souvent, il s’agit d’un échange de moins de deux lignes, très rarement de plus d’une page.

La solidarité féminine est quasi absente : Catwoman et Leslie puis, à la toute fin, un chouette dialogue entre Catwoman et Huntress. Sinon, les femmes passent leur temps à se battre entre elles. En combinaison moulante et des seins qui pointent, bien sûr.

En reprenant les trope étudiés dans la série « Feministe Frequency », j’ai identifié les tropes sexistes suivants : la « femme en détresse », la « femme dans le frigo », « les femmes de l’arrière plan », et la « séductrice sinistre». Pas mal.

Je pourrai continuer encore longtemps sur le même sujet.

J’ai l’impression que les personnages féminins sont de plus en plus complexes (merci les mouvements féministes <3). Les tropes sexistes semblent plus discrets, mais toujours présents.

C’est une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté d’acheter la série sur Harley Quinn, j’en avais marre de la voir sans cesse dans des poses sexy, et pour lesquelles je n’ai pas lu Carbone et Silicium, malgré les critiques dithyrambiques. Je ne lirai pas un livre où, quand j’ouvre une première fois au hasard, je tombe sur le personnage féminin nu, morcelée par la mise en page et vu par un regard voyeur, puis quand je teste un autre endroit, je tombe sur la même personnage au sol, ses seins énormes plaqués contre la terre, et menacé d’agression. Non, vraiment. Non. Arrêtez avec les agressions gratuites et érotisées. C’est nul niveau histoire, c’est nul niveau érotique et c’est nul niveau empathie.

De la difficulté de sortir de la culture dominante

Ces normes virilistes restent ancrées dans nos imaginaires. Le mien, du moins, et malgré mes coups de gueule. Par exemple, j’ai revendu la série « Batgirl » , alors que les histoires étaient peu sombres, centrées sur des femmes, sans corps sexualisé. Un de mes plus grands regrets. Mais, quand ma bibliothèque était pleine, j’ai choisi ces tomes, plutôt que ceux de Hellblazer (qui sont loin d’être tous bons). Comme si j’associais « bonnes BDs » avec des histoires « sérieuses » sur des hommes en souffrance, des femmes mortes dans leur sillage et évoluant dans des univers violents et glauques. Comme si je n’assumais pas d’aimer les histoires colorées, ouvertes et teintées de romance et d’amitié.

Comme déjà expliqué, j’essaie de ne lire que des livres écrits par des femmes. Pourtant, j’hésitai à totalement éliminer de ma vie la fiction écrite par des hommes, par peur de rater de grandes œuvres. Comme si, seules celles d’hommes pouvaient être de définies ainsi. Mais le prix est cher : pour une bd masculine chouette, combien sont basées sur la maltraitance et l’objectivisation des femmes ? Et combien d’autrices ont été invisibilisées ? Maintenant, je vais arrêter de perdre mon temps sur des œuvres produites uniquement par des hommes. On verra l’année prochaine si j’y suis arrivée.

Ce n’est pas simple de désintoxiquer nos imaginaires. J’essaie de me dépêtrer du filet patriarcal dans lequel j’ai grandi et qui, avec le temps, a fusionné avec ma peau.

C’est difficile. Un travail de tous les jours, à découper au ciseau à ongles les fils qui entravent mes gestes. Heureusement, il n’est jamais trop tard.

Pour aller plus loin

  • La série d’articles de Mar_Lard sur le sexisme dans les jeux vidéos
  • La série d’articles de Néomie Renard sur l’objectivation sexuelle des femmes
  • Les séries de vidéos de Feminist Frequency (en anglais…) sur les tropes sexistes
  • « Sous nos yeux » de Iris Brey et Mirion Malle, un livre très accessible sur le “male gaze”