Attention, cet article abordera des violences sexistes et sexuelles, dont la prostitution.
Avant propos
Je risque de me fâcher avec des militantes de longue date avec cette article, des personnes que je respecte profondément et avec lesquelles j’ai appris énormément. Mais voilà, plus que tout, je suis contre toute forme de dogme. Le militantisme n’est pas une religion que l’on suivrait de façon crédule.
J’essaie comme je peux de baser mes positions politiques sur une forme de logique. Bien sûr, j’ai un certain nombre de valeurs de base, des axiomes, sur lesquels je vais baser mon raisonnement. Ce raisonnement va m’amener à des choix, des positions ou des suspensions de jugement. Il important pour moi de savoir questionner ces positions, d’écouter les critiques, de faire la part des choses entre celles qui sont valables et celles qui ne le sont pas, et de changer des positions si les faits montrent des incohérences dans mon raisonnement.
C’est dans cet optique que j’écris cet article. Le système prostitutionnel est un sujet complexe et une des thématiques qui divisent les mouvements féministes. Diviser n’est d’ailleurs pas un terme assez fort. Il faudrait peut-être parler d’un grand schisme 😉 Dès mon entrée dans le militantisme féministe, je me suis gardée la possibilité de changer d’avis sur l’abolition de la prostitution, notamment quand nous aurions des retours concrets sur sa mise en place.
Maintenant, je pense que nous y sommes.
Cet article est composé en 3 partie :
- Définition du système prostitutionnel, car il est toujours important de définir de quoi on parle (ce billet)
- Définition des différents courants juridiques
- Loi abolition de 2016 et bilan
Retour sur le système prostitutionnel
La prostitution, c’est une personne qui va payer pour avoir une relation sexuelle avec une autre personne. Quand j’écris « payer », cela peut être de l’argent, mais aussi un logement, un repas, un téléphone portable, etc.
Système prostitutionnel ?
Le terme de « système prostitutionnel » est utilisé pour mettre en avant qu’il s’agit d’un système complexe d’interaction entre plusieurs composants :
- les personnes en situation de prostitution, en très très grande majorité des femmes, des enfants, des hommes gays et des personnes trans
- les « clients » qui exigent une relation sexuelle contre de l’argent. Ce sont en très grande majorité des hommes, des messieurs tout le monde. En France, 18 % des hommes majeurs ont eu au moins une fois payé une relation sexuelle. Beaucoup sont mariés et considèrent l’acte sexuel comme n’importe quelle autre marchandise du supermarché.
- Les proxénètes qui tirent des profit de la prostitution d’autrui. Ce sont souvent des hommes, mais il peut arriver que des femmes en exploitent d’autres (par exemple, les « Mamas » nigérianes)
- mais aussi l’État qui régit les règles liées à la prostitution et va récupérer des impôts sur les gains liés à la prostitution
- la famille de la personne en situation de prostitution, qui va profiter de l’argent généré par la personne prostituée
Bref, la prostitution, ce n’est pas juste les personnes qui se prostituent. C’est aussi des gens qui profitent de ce système : des « clients » qui imposent des relations sexuelles, des proxénètes qui se font masse de thune (j’y reviens plus bas) et l’État qui réglemente tout ça.
Un système d’exploitation à l’intersection de plusieurs systèmes de domination
Plus j’étudie le système prostitutionnel, plus je lis des témoignages de personnes actuellement prostituées ou des personnes étant sorties de la prostitution, se présentant comme survivant·e·s ou non, plus je me conforte dans l’idée que le système prostitutionnel est un système d’exploitation des femmes et minorité de genres par les hommes.
Un homme va imposer une relation sexuelle via de l’argent. Sans cet échange monétaire, la relation sexuelle n’aurait probablement pas lieu. S’il n’y avait pas des personnes précaires, il n’y aurait pas de prostitution. S’il n’y avait pas des hommes considérant que le sexe est leur dû, il n’y aurait pas de prostitution. Si la société ne ramenait pas les femmes à un sexe, il n’y aurait pas de prostitution. On est donc très loin d’une sexualité libre qui, pour moi, devrait être un objectif féministe.
Petit moment définition : la précarité n’est pas qu’une question monétaire. C’est aussi une question d’environnement social et familial, de vie affective, de conditions de vie… C’est une insécurité ou plusieurs insécurités dans ces différents domaines. La précarité peut être temporel ou plus ou moins persistante. Elle recouvre des situations très diverses.
Par exemple, un jeune gay fuyant un milieu familial homophobe est une personne en état de précarité. Une femme sans papier aussi. Une ado vivant avec un père incesteur aussi, tout comme une femme trans rejetée par ses proches. Une femme en temps partiel devant élever seule un ou plusieurs enfants peut l’être aussi.
Le système prostitutionnel se nourrit de la précarité. Il s’agit d’un système à l’intersection de plusieurs systèmes de domination : s’y entremêlent des rapports de pouvoir liés à l’argent, la classe sociale, le genre, l’origine des personnes…
Bon, j’ai beaucoup parlé de précarité qui pousse des personnes à se prostituer pour survivre. Mais la prostitution, c’est aussi du trafic humain. Beaucoup de trafic humain.
Ce n’est pas évident de trouver des chiffres clairs. Les chiffres basés sur les arrestations sont forcément limités : les personnes visées seront probablement plutôt des prostituées de rue, qui ne représentent que 30 % du total de la prostitution, et non-blanches.
Cependant, le trafic humain est estimé au total à 20 millions de personnes dans le monde, dont 4,5 millions (22%) à des fins d’exploitation sexuelle. En Europe et les pays dits développés, 1,5 millions de personnes seraient victimes de trafic humain. Si la part de personnes est la même que pour le reste du monde (ce qui est discutable), on parlerait de 330 000 personnes dans des réseaux d’exploitation sexuelle en Europe et les pays dits développés. Oui, ça fait pas mal.
De plus, le chiffre d’affaire de la prostitution en France s’élève à 3,2 Milliards d’euros, ce qui est équivalent au chiffre d’affaire de la drogue, soit à peu près 80 000 euros par an et par personne prostituée. Clairement, ce ne sont pas les personnes prostituées qui touchent cette somme.
Vu les sommes en jeu et vu le nombre de personnes dans des trafics humains, je ne me mouille pas trop en écrivant que la part de trafic humain est très importante dans la prostitution. J’espère un jour que l’on aura un jour de réels études publiques en France. Je suis preneuse si vous avez des liens 🙂
En résumé
Pour conclure cette première partie, la prostitution n’a rien d’un choix : il s’agit d’un système d’exploitation où des femmes (trans ou cis), enfants et gays sont mis à la disposition d’hommes. Les personnes prostituées peuvent être poussées par des raisons économiques (parler dans ce cas de « liberté » quand le choix est aussi biaisé me semble soit complètement à côté de la plaque soit de très mauvaise foi), ou par la force physique. Dans tous les cas, le système prostitutionnel est inscrit profondément dans les systèmes patriarcaux, capitalistes et racistes.
Dans le prochain billet, on parlera de systèmes légaux et bilan de la loi abolitionniste.
Source/Pour aller plus loin
Sur la prostitution :
- Prostitution : une guerre contre les femmes, de C. Legardinier (livre)
- Estimation globale du travail forcé par l’Organisation Internationale du Travail (en anglais)
- Prostitution en France: ampleur du phénomène et impact sur les personnes prostituées par la Mission Interministérielle pour la Protection des Femmes contre les Violences et la Lutte contre la Traite des Etres Humains
- Enquête Prostcost : 1.6 milliard d’euros par an, le système prostitutionnel coûte cher à la France par le Mouvement du Nid
- ProstCost : Estimation du coût économique et social de la prostitution en France parle Mouvement du Nid et Psytel
- Prostitution et traite des êtres humains : controverses et enjeux par R. Poulin
- Les clients de prostituées, un profil difficile à établir sur 20minutes
- Prostituées nigérianes victimes du « juju » par M. Harel
- Sur la difficulté d’avoir des chiffres : Entretien avec Cybèle Lespérance et Manon Lilas sur Médiapart
Mise à jour du 29/04/2021 : Ajout de l’entretien avec Cybèle Lespérance et Manon Lilas dans la partie « Sources/Pour aller plus loin »
Irène
Hello ! Je pense qu’on sera pas forcément d’accord cette question mais ça m’intéresse de te lire dans tous les cas donc j’attends les prochaines parties.
Je suis juste pas sûre d’avoir saisi l’introduction : « l’abolition de la prostitution, notamment quand nous aurions des retours concrets sur sa mise en place. » A priori il n’y a aucun pays où la prostitution a été réellement abolie ? Il y a des lois qui tentent de lutter contre, mais même dans l’approche abolitionniste pour moi la partie légale n’est qu’une dimension. En France par ex on a de toute façon des lois au rabais et mal appliquées, et qui se heurtent à des politiques contradictoires sur le plan des droits sociaux, des droits des personnes migrantes etc. Du coup je m’étonne un peu de la formulation mais peut être aussi que j’ai mal saisi et que tu évoques avant tout la mise en place de ces lois, qu’elles portent leurs fruits ou non ?
Liza
Salut Irène,
Pas de soucis que l’on ne soit pas d’accord 😉
Par curiosité, quel est ton avis sur la question ? (sans obligation de réponse, of course)
Des pays ont mis en place une politique néo-abolitionnistes, comme la Suède souvent donné en exemple (pays qui serait très en avance sur les droits des femmes, mais aussi tres raciste…). Le bilan est mitigé en fait, mais assez difficile à confirmer je trouve : la violence contre les personnes prostituées n’aurait pas évolué (pas pire mais pas mieux), la prostitution de rue aurait diminué (mais il s’agit de la forme la plus visible de prostitution), et les hommes trouveraient moins acceptables de payer pour avoir des relations sexuelles.
Mais c’est à mettre en parallèle avec le bilan en Allemagne qui est réglementariste : beaucoup de trafic, beaucoup plus de personnes prostituées qu’en France (par rapport à la population), des centres où relations sexuelles et boissons à volonté…
Je me rends compte que j’ai fait un glissement de sens (un truc qui m’énerve en plus :’)). La première partie de la phrase est bien sur le (néo-)abolitionnisme, j’essaye d’écouter/lire les personnes non-abolitionnistes pour me faire mon propre avis.
Et le terme « des retours concrets » fait référence à la pénalisation du client, qui n’est qu’une part d’une politique néo-abolitionniste.
J’espère que c’est plus clair 🙂