Le temps file entre les doigts. L’automne est là. La baisse de luminosité, aussi.

Le temps est précieux. Et volatile.

Depuis la fin du télétravail à 100%, je n’arrive plus à écrire tous les jours. Je pars à 7h30 et je reviens à 18h30 au mieux. 11h de ma vie qui s’effrite en poussière.

J’ai plein d’envies d’articles. Des thèmes qui tournent dans mon crâne et où l’écriture me permettrait de clarifier les idées qui nagent dans le marécage de mon cerveau. J’aimerai écrire les raisonnements, les réponses après-coup, les coups de gueules et les coups de cœur.

Mais je préfère passer le peu de temps que je vole à travailler des textes de fiction.

En voici un.

Il s’agit d’une nouvelle se situant dans un monde dystopique où l’écriture est interdite. Elle parle de deuil et de révolution intérieure qui fait écho à la lutte collective.

C’est ma première nouvelle « finie ». J’espère qu’elle vous plaira, malgré ses défauts.


Le carillon tinta à l’ouverture de la porte. Hane attendit, indécise, un pied dedans, un pied dehors. Comme aucun drone de surveillance n’arriva, elle entra dans la boutique, fermant délicatement le battant derrière elle.

― Bonjour ?

Sa voix résonna dans la pièce. Elle s’approcha des gondoles à la peinture écaillée où s’étalaient journaux de propagande, babioles à touristes et habituelles pilules de productivité. Elle prit un magazine aux feuilles plastifiées. Des clichés du couple présidentiel qui batifolait autour d’une piscine ombragée par de majestueux arbres côtoyaient des images d’un ministre vantant la croissance extraordinaire du riz transgénique. Un peu plus loin, un gros titre annonçant l’arrestation de prêtres de la Nouvelle Église barrait une photographie de policiers rigolards devant un vieux hangar incendié et des hommes en sang.

― Que puis-je faire pour vous ?

La surprise lui fit lâcher le journal. Elle le ramassa et l’aligna avec ses semblables avant de se diriger vers la voix.

Un vieil homme l’attendait au comptoir. Ses yeux peu amènes la décortiquaient de haut en bas. Hane retint une grimace devant la paire de lunettes qui pendait autour du cou du commerçant. Elle était tombée sur un sectaire passéiste. Elle eut envie de fuir. Sauf qu’aujourd’hui était un jour spécial ; c’était l’anniversaire de Kari. Son amante n’aurait eu ni peur ni dégoût, alors Hane pouvait bien ravaler pour elle sa répugnance.

― Je… Un ami commun m’a donné votre adresse.

Le vieillard continua à la fixer sans un mot ni un sourire. Elle reprit la parole, replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille :

― Il s’appelle Mizu, grand, brun et toujours avec une casquette plate.

Mizu qui ne donnait plus signe de vie depuis trois jours. Il avait rejoint ses amis clandestins, laissant Hane à sa solitude en ce jour si particulier et à sa crainte de voir de nouveau un être cher disparaître.

Le vieillard ne disait toujours rien. Perdu pour perdu, Hane fouilla dans son blouson et posa une enveloppe sur le comptoir. Elle contenait l’équivalent de deux mois de salaire, pour une folie qui pourrait l’envoyer en prison. Une folie digne de Kari.

Le vieil homme attrapa l’enveloppe d’un geste rapide. Il plaça ses lunettes en équilibre sur l’extrémité de son nez avant de mouiller le bout de son index noueux. Il se mit à compter les billets en bougeant les lèvres en silence. Après un temps infini, il enfourna l’enveloppe dans le tiroir-caisse puis se glissa hors du comptoir. Hane réprima un recul à la vue de la jambe traînante ; un propriétaire aurait dû avoir les moyens de réparer son corps. À sa grande honte, l’homme se rendit compte de sa répugnance.

― Souvenir de prison, grommela-t-il.

Il abaissa le rideau de fer puis repassa devant Hane, et s’en alla dans ce qui semblait être l’arrière-boutique.

― Vous venez ?

Hane contourna le comptoir. Le vieillard l’attendait dans un couloir aux murs décrépis.

― Dépêchez-vous.

Hane accéléra le pas, s’efforçant tant bien que mal de coller aux talons de l’homme. Ils traversèrent d’autres couloirs, des pièces de vie habitées par des familles hagardes devant leur vidécran, des cours bétonnées entre des immeubles aux fenêtres sombres où séchait du linge. Ils croisèrent quelques personnes déambulant, à peine visibles dans la clarté finissante du jour. Des odeurs de sueur, de fritures et d’épices les accompagnaient tout le long de leur marche silencieuse. Ils montèrent et descendirent des escaliers et Hane fut très vite désorientée dans ce dédale. Des éclats de voix répondaient aux claquements de leurs chaussures sur le sol.

Dans une des cours anonymes, une femme comme surgie de nulle part interpella le vieillard en l’arrêtant par le bras. Il ne sembla pas surpris et échangea de longs chuchotements avec elle, pendant que Hane patientait, de plus en plus angoissée. L’inconnue lui jetait de temps en temps des regard curieux. Hane reconnut alors le visage aux traits tirés de cette dernière.

Une semaine auparavant, dans le centre administratif où travaillait Hane, les bornes vocales tombées en panne avaient empêché les clients de remplir leur demande d’allocation et de répondre aux offres d’emplois. Une altercation violente avait alors commencé, des clients avaient insulté et bousculé certaines de ses collègues. Plusieurs meneuses avaient attisées la rixe, criant plus fort que les autres clients, brisant des écrans et alpaguant ceux qui restaient stoïques. Hane s’était barricadée dans un bureau avec d’autres clients jusqu’à l’arrivée de la milice de l’Ordre. La femme de la cour appartenait au groupe des furies. Comment avait-elle pu échapper aux arrestations qui avaient suivi ?

Hane aplatit sa frange sur son front, tentant comme elle pouvait de disparaître derrière ses cheveux. Si la femme la reconnaissait, elle pourrait la faire chanter pour se venger. Ou pire. À son soulagement, la discussion ne dura que quelques minutes. Quand ils repartirent, la femme leur lança un sourire las.

Enfin, leur voyage s’acheva au fond d’un couloir, une porte à la peinture écaillée à leur droite et un un banc défraîchi à leur gauche. Le vieil homme introduit une clef dans la serrure, ouvrit dans un grincement le battant et s’engouffra dans la pièce. Hane entra à son tour. Le bureau était exigu et sans fenêtre. Une odeur légère d’humidité flottait dans l’air. Une petite table en bois était accolée contre le mur brut, éclairée par une ampoule suspendue au plafond. Elle s’approcha du meuble et en caressa le bois éraflé du bout des doigts. Il était doux et chaud, presque vivant. Elle n’en avait vu qu’au vidécran. Elle entendit le vieil homme fouiller dans ses poches. Il posa à côté d’elle un sachet plastifié.

― Prenez votre temps.

Il laissa Hane seule. Elle s’assit et sortit de son blouson le papier vierge que Kari avait sauvé de l’incinérateur.

Hane se souvenait précisément du moment où Kari lui avait offert la feuille. Le gâteau décoré de vrais fruits, les bougies se reflétant dans les vitres et dans les yeux noirs de sa belle, l’air conspirateur de cette dernière en lui tendant son cadeau.

Le soir même, Kari avait disparu. Hane était restée des jours devant son vidécran, cherchant le moindre indice sur chaque chaîne et sur chaque serveur. Et un soir, le cœur de Hane s’était figé à la vue de la photo de son amour dans le journal. La présentatrice avait annoncé la mise à mort de terroristes, suite à une rafle exemplaire par les forces de l’Ordre et un procès à huis clos non moins exemplaire.

Hane était restée de longs mois recroquevillée en elle-même, malgré le soutien de Mizu qui avait essayé en vain de lui insuffler un peu de sa joie de vivre. Son ami d’enfance lui avait alors décrit un lieu où elle pourrait honorer la mémoire de son amante et écrire, à l’encontre de l’interdit, ses pensées qui menaçaient de déborder à tout moment. Elle sentirait peut-être de nouveau l’étincelle de vie qui s’était éteinte avec Kari dans les sous-sols du Ministère de l’Ordre. Et pour l’anniversaire de son amour envolé, rien n’était plus beau qu’un acte de rébellion à sa mesure.

Hane ouvrit le sachet plastifié et délivra d’un bruissement le stylo-plume qu’il contenait. Il était en plastique criard, jaune à pois bleus. Elle empoigna le stylo d’une main tremblante. Une goutte d’encre noire tomba sur le papier. Elle inspira un grand coup et traça des vers d’une petite écriture anguleuse et gauche :

L’enveloppe se craquelle et se fendille

Des pétales de rose en sortira-t-il ?

Elle remplit le moindre espace blanc de lignes blotties les unes contre les autres. Puis, quand chaque recoin fut noirci, elle posa son stylo. Elle roula la feuille et l’enfonça dans sa veste. Elle quitta la pièce avec regrets, après avoir effleuré une dernière fois la table.

Le vieil homme l’attendait sur le banc. Il se leva en s’appuyant contre le mur, chassant l’aide de Hane d’un geste de la main.

― Fini ?

Elle répondit d’un hochement de tête en lui tendant le stylo.

― Gardez-le.

Elle crut deviner une ombre de sourire avant qu’il lui tourne le dos. Il se dirigea d’une démarche décidée dans le couloir, malgré sa jambe infirme. Elle lui emboîta le pas, redoutant de se perdre dans ce labyrinthe. Plus ils marchaient, plus la crainte étreignait la poitrine de Hane. Elle ne reconnaissait pas le chemin. Un piège, c’était forcément un piège. Elle allait droit dans les bras de la mort, ou pire dans les sous-sols du Ministère de l’Ordre. Arriverait-elle à mentir ? Trahirait-elle Mizu et les autres résistants pour gagner un répit de quelques heures ? Mais qu’est-ce qui lui avait pris ?

― Je vous laisse ici. Vous trouverez une sortie au fond à droite.

Et il disparut dans la pénombre du couloir sans que Hane puisse le remercier.

Elle émergea dans la nuit anonyme. Elle respira à grand coup l’air frais pour chasser le poids qui emplissait sa poitrine. Le ciel commençait à se teinter de pourpre, l’aube pointait son nez. Il lui restait quelques heures avant la reprise du travail qu’elle passerait, comme chaque jour, à refuser des formulaires d’aide sociale. Peut-être pourrait-elle en glisser un dans la pile des acceptations sans se faire remarquer par sa cheffe ?

Des sirènes s’approchèrent. Son cœur rata un battement, ses poumons se bloquèrent. Mais déjà, les aéromobiles s’éloignèrent en hurlant.

Hane leva la tête pour deviner la cible de leur hâte. Elle écarquilla les yeux à la vue d’une fumée gonflant et emplissant le ciel de fumerolles circulaires par dessus les gratte-ciels. Ce n’était quand même pas… Avant sa disparition, Mizu avait bien parlé d’un feu de joie, mais c’était une blague, juste une blague, pour la dérider de l’absence de Kari. Et pourtant, des volutes sombres s’élevaient toujours plus haut. Mais, c’était impossible… L’espoir et la crainte se mêlèrent dans le cerveau de Hane.

Elle se mit à courir dans la direction des nuages d’un noir d’encre, rejointe par des dizaines puis des centaines d’autres personnes. De la cendre voletait dans l’air comme des papillons. Sa respiration devenait de plus en plus sifflante, saturée par l’odeur de plastique brûlé. Elle s’arrêta à la frontière d’un attroupement qui grossissait. Des soldats surgissaient des aéromobiles. Ils pointèrent leur maser sur la foule curieuse, qui résistait par son inertie. Hane avait vu en vidécran les brûlures qu’occasionnaient les armes des soldats, mais elle voulait vérifier de ses propres yeux les dégâts. Elle rabattit son écharpe sur la bouche, autant pour se protéger de la suie que pour se cacher tardivement des caméras, et elle commença à jouer des coudes pour s’approcher un peu plus, encore un peu, encore un plus près…

Hane s’arrêta à une dizaine de pas d’un cratère fumant, les yeux piqués par la chaleur. Il y a peu s’élevait à cet endroit le Ministère de l’Ordre. Même les sous-sols, où Kari et tant d’autres avaient disparu, n’étaient plus que ruines hérissées de canalisations percées.

Elle attrapa la feuille au fond de sa veste qu’elle jeta dans le cratère. La feuille virevolta de ses ailes de papier, s’envolant de plus en plus haut avant de disparaître dans le ciel.

Hane s’éloigna à travers la foule et marcha, chancelante et pleine d’espérance. Elle entendait à peine les aboiements d’ordres, les hurlements de panique et les slogans politiques. Ce n’était donc pas un rêve ? Elle avança encore et encore jusqu’à tomber sur un parc à l’abandon coincé entre deux tours. Elle s’assit sur un banc au plastique passé en serrant son stylo contre son cœur. Des larmes coulèrent sur ses joues et encadrèrent son sourire. Tout était maintenant possible.