Quand Azza rouvrit les yeux, elle ne vit qu’un halo diffus. Son corps flottait, léger, si léger, comme en apesanteur. C’était donc à ça que ressemblait la mort ? Un vide rempli de liquide chaud, flou et lumineux.

Elle leva les bras et heurta une paroi. Elle se propulsa vers l’avant, se cogna de nouveau. Son hurlement de rage resta bloqué dans sa gorge. Des bulles s’échappèrent de sa bouche. Elle était de de nouveau emprisonnée.

En bougeant de toute part, elle put déterminer qu’elle était dans un cylindre d’à peu près un mètre de diamètre et à peine plus grand qu’elle. Elle refusa d’être à nouveau enfermée, elle voulait être libre. Libre ou mourir. Elle frappa la vitre de son poing tant et tant que celle-ci se fendilla et se brisa sous la pression du liquide.

Azza tomba au sol. Des débris de verre s’enfoncèrent dans ses genoux et les jointures de ses mains douloureuses. Elle entendit crier un homme. Le sang lui frappait les tympans et ses poumons remplis de liquide lui lacéraient la poitrine d’une douleur vive. Elle cracha du fluide, mais le supplice dans sa poitrine diminua à peine. Ses yeux pleuraient de larmes brûlantes. Elle tâtonna devant elle, s’empara d’un morceau de verre et balaya à l’aveugle. Elle recula jusqu’à sentir une cloison contre son dos. Plusieurs silhouettes, toujours floues, se tenaient dans son champ de vision. Elle ne comprenait toujours pas les gargouillis de l’homme. Par contre, elle savait qu’elle ne retournerait pas en prison.

Elle retourna le verre contre elle. Plusieurs bras l’agrippèrent avant qu’elle puisse terminer son geste. Elle se débattit en hurlant, frappant des jambes et tentant de mordre. Ses membres furent immobilisés et une aiguille froide s’enfonça sous la peau de son avant-bras.

Azza les maudit et tomba dans un sommeil profond.

*

La présence de femmes sur le vaisseau était interdite par la charte de vie que chaque nouvel arrivant jurait de suivre. Naël avait toujours pensé que cette tradition spatiale séculaire avait été instituée pour conserver un équilibre déjà précaire au sein d’un univers testostéroné. Elle évitait des inutiles complications liées à une compétition virile pour l’appropriation de femmes. Cela n’empêchait en rien, par ailleurs, les aventures plus ou moins galantes avec la gente féminine au sol. Lui-même ne s’en privait pas et il savait profiter des avantages de bonheurs éphémères sans se farder les inconvénients propres aux relations plus durables.

Mais il avait changé d’avis depuis que le vaisseau accueillait en son sein Azza Yuredig. La raison était en fait plus simple : le contraste entre une constitution semblant faible au premier abord et une habilité indéniable à manier des armes rendait de fait une femme plus dangereuse que n’importe quel homme bodybuildé. Il fallait donc pour la survie des matelots les interdire afin d’éviter ce danger mortel et imprévisible par sa nature même.

Avachi sur son siège attitré de la cabine de pilotage, Naël alluma une cigarette.

― Linor va encore gueulé sur l’encrassage des filtres à oxygène…

Issam n’avait pas levé la tête de ses simulations de vol. Naël répondit d’un haussement d’épaules. Linor était là pour ça, veiller à ce que l’Arcadie fonctionne malgré les tares de ses habitants.

Cela faisait bientôt deux semaines que le vaisseau dérivait dans l’espace, loin de toute planète habitée. Deux semaines qu’il avait récupéré la prisonnière gelée dans la neige. Le Doc’ avait réussi à sauver tous les doigts de pieds de la femme et, pour toute preuve de reconnaissance, elle avait essayé de le tuer. Il en était fallu de peu pour que l’ancienne rebelle leur file sous le nez pour rejoindre le néant. De surcroît, elle avait réussi à amocher méchamment Klirus et Rezol malgré leur physique d’armoire à glace. L’équipage avait récupéré un vrai cadeau. Naël commençait à se demander si Saelys n’avait pas eu raison de dénoncer sa marotte absurde. Son rêve lui semblait de nouveau disparaître au loin.

Naël reçut un appel radio de son médecin. Il se leva sous le regard d’Issam.

― C’est aujourd’hui qu’on la réveille ? J’en ai marre de glander.

― Ouais, c’est maintenant, répondit Naël. J’espère que tu as fait ton pari sur le nombre de blessés.

Il entendit le rire gras de son pilote quand il franchit la porte coulissante. Au milieu de la coursive, il croisa Linor perché sur un escabeau tenu par le mousse. La tête enfoncée dans le plafond, le jeune mécanicien marmonna :

― Foutue fil de qualité premium, je t’en donnerai du premium… Juli, file-moi la visseuse s’teup…

― Un problème, petit ?

La tête ébouriffée de Linor émergea du trou.

― Rien de grave, cap’taine. Juste une lampe un peu plus faiblarde que les autres. J’avais pas le temps de m’en occuper avant, mais c’est important la luminosité. Et j’ajouterai à ton ardoise la facture des prochains filtres à oxy.

― Ouais, fais ça, répondit-il. Et finis vite de rétablir la lampe. On va pas tarder à repartir.

― C’est maintenant que le Doc’ la ranime ? demanda Juli, yeux écarquillés.

― Yep.

― C’est vrai qu’elle tuait des enfants pour le petit déjeuner ? continua le mousse.

― C’est des conneries, je te dis, répondit Linor qui était retourné à ses fils.

― Ils l’ont dit sur les ondes quand même, l’histoire ne peut pas être totalement fausse…

Naël se glissa entre l’escabeau et le mur et continua son chemin, les laissant à leurs débats. Il effleura du bout des doigts les plaques qui composaient les parois de son vieux compagnon. Un peu de poussière y resta déposée. Il fit une moue, un relâchement à remonter lors de la prochaine assemblée. Il passa la salle d’eau, atteignit la passerelle et aperçut au niveau inférieur Artur et le Doc’ devant la cabine de quarantaine. Naël dévala les marches en ferraille. Étonnant qu’il n’y ait personne d’autre, il aurait pensé que les matelots se seraient agglutinés devant la cellule pour ne pas manquer le spectacle. Peut-être que leur précédente rencontre avec l’ancienne rebelle avait calmé les curiosités. Artur lui tendit un cendrier en saluant. Naël écrasa sa cigarette en soupirant sous le regard approbateur du Doc’.

Naël avança vers la vitre derrière laquelle se trouvait Yuredig. La pièce était vide, à part un siège dans un coin de la pièce et deux lits-brancards. La prisonnière était allongée, une perfusion au bras, les yeux encore fermés et des menottes aux poignets. Elle était revêtue d’une tunique blanche qui mettait en valeur sa peau brune. Elle paraissait plus maigre et étonnamment plus petite que sur les images du procès qu’il avait étudiées. Plus fragile aussi, malgré les bleus en moins sur le visage. Et dire que c’était la même femme qui avait menacé de lui trancher la gorge.

― Elle dort encore ? demanda Naël.

― Non, notre belle aux bois dormants tueuse est réveillée depuis trente minutes au moins, estima le médecin.

― Des signes d’énervement ?

― Non, aucun.

Naël entra dans la pièce et tira le siège en face du brancard occupé. Artur suivrait la conversation derrière la vitre. Yuredig ouvrit les yeux et braqua ses iris noirs sur Naël.

― Bonjour Azza Yuredig. Notre première rencontre a été un peu rapide, je pense qu’il serait une bonne idée de se présenter proprement. Je suis Naël Kalozka, capitaine de l’Arcadie.

Yuredig ne semblant pas vouloir desserrer ses mâchoires, Naël continua :

― Il y a deux semaines, nous t’avons fait évader de ta sympathique prison et le Doc’ t’a remis sur pied. Je crois d’ailleurs que vous avez déjà fait connaissance.

Comme la femme le fixait toujours sans dire un mot, Naël poursuivit en croisant les jambes : 

― T’imagines bien que nous n’avons pas pris tous ces risques face à la Fédération uniquement pour tes beaux yeux.

Il laissa un blanc avant de reprendre : 

― Je sais par source sure que tu as fait partie de l’équipage du Liberté lors du dernier voyage de Goliardo Saani, dit le Loup d’argent.

La mâchoire de la femme se contracta. Une réaction, enfin. Le capitaine tenta le tout pour le tout :

― Donc, voici notre offre : en reconnaissance d’avoir été sauvée d’une fin de vie misérable sur un caillou gelé à la con, tu nous emmènes jusqu’à la planète des origines… jusqu’à la Terre. 

Il attendit une réponse de la part de l’ancienne rebelle.

― Je n’ai rien demandé pour l’évasion, dit enfin Yuredig d’une voix rocailleuse.

Le capitaine se leva et demanda l’ouverture de la porte :

― Bien, j’espère que tu vas changer d’avis…

Elle le coupa :

― Ce n’est donc pas un échange valable selon le code pirate. Du moins, celui de l’époque, ajouta-t-elle en balayant l’air d’une main perfusée. Cependant, j’ai une offre à te proposer, à toi et à ton équipage.

Naël arrêta son geste sous le regard intense de la jeune femme. Du genre sérieuse jusqu’au bout, hein ? Bien, il n’avait de tout façon rien à perdre. Il se rassit.

― Si j’ai été prise par la Fédération, c’est qu’une personne de mon équipage m’a vendue à l’ennemi. Si vous m’aidez à la retrouver, je vous emmène jusqu’à la Terre, et à vous gloire et argent. Plutôt juste comme échange, non ?

― Tu lui feras quoi à ta traîtresse quand on lui mettra la main dessus ?

― Ça ne regarde que moi, répondit Yuredig.

Naël perçut une lueur étrange dans son regard. Haine ? Oui, probablement. Il n’aimerait pas en être la cible, mais la gestion émotive de sa prisonnière – de son hôte – n’était pas son problème le plus urgent.

― Notre petite évasion nous a déjà coûté cher et rien ne nous garantit que tu ne vas pas plutôt d’échapper avec tes anciennes compagnes une fois que tu les auras retrouvées.

― Pas de soucis pour l’argent, je connais quelqu’un qui ne me refusera rien. Quelqu’un de haut placé. Et tu connais ma réputation. Je tiens toujours mes promesses.

― Je vais en parler à mon équipage. D’ici là, évite d’égorger un camarade.

― Je ferais au mieux, répondit-elle pendant que la vitre se referma sur le capitaine.

Il aurait presque cru percevoir une pointe d’ironie dans sa voix. Il se tourna vers le docteur :

― Elle ne peut pas nous entendre ?

― Pas d’inquiétude, elle ne nous voit pas non plus, répondit le docteur en s’enfilant une rasade de sa flasque.

Naël avait toujours été étonné par la sévérité de l’ancien médecin de guerre dans sa lutte contre la cigarette en vue de son penchant pour l’alcool. C’était pourtant un très bon chirurgien, Naël en était la preuve vivante. Peut-être que l’alcool lui permettait de ne pas avoir les mains qui tremblaient au moment adéquat. Il se tourna vers son second.

― Tu en penses quoi, Artur ?

― J’en pense qu’au point où on en est, il faudrait tenter.

― Je ne sais pas. On ne peut pas avoir confiance aux femmes, elles sont trop changeantes. Saelys n’a pas tord sur ce point. Tu y crois, toi, à son histoire de haut-placé ?

― Tu sais ce qu’on dit. Des femmes du gratin n’auraient pas apprécié les lois de retour à l’Ordre.

― Logique, ces lois ont supprimé leurs privilèges de bourges pour les remettre à leur place de femmes. Elles les ont aussi chassées de postes à pouvoir. Une guéguerre de riches, si tu veux mon avis. Qu’ils s’entretuent tous et le monde n’ira pas pire. Quel est le rapport ?

― Là où ça devient intéressant, c’est qu’une rumeur insistante circule dans certains milieux : ces femmes aux privilèges perdus auraient fourni des fonds aux différents groupes rebelles pour que ces derniers fassent le sale boulot sans qu’elles aient besoin de mouiller leurs ailes blanches… Improuvable, mais l’argent est le nerf de la guerre. Et pendant la rébellion, l’équipage de l’Antianeirai a tenu longtemps sans abordage ou forfait connu.

― Et qui dit pas de prise notable, dit pas de prise conséquente et donc un soutien en loucedé par une richarde. Ça se tiendrait, conclut Naël. Mais est-ce que son soutien se réveillera des années après la fin de la bataille ?

― Ah, ça, c’est un pari ouvert.

― Et j’aime bien les paris, acheva Naël. Bien, je présenterai tout cela à l’assemblée de ce soir.

― J’espère qu’une décision sera prise plus vite que la dernière fois, commença le Doc’. Je sens que l’on commence à s’enliser à ne rien faire. J’aimerai éviter de remplir mon infirmerie de gaillards se bastonnant pour passer leur ennui.

― Eh bien, bois à ma chance, Doc, répondit Naël en lui serrant l’épaule. Ça devrait bien se passer.

Il sortit suivi d’Artur.

― J’y manquerai pas, capitaine. J’y manquerai pas.