Après de longs jours tranquilles, la porte spatio-temporelle apparut enfin à l’horizon. Naël répondit aux habituelles questions que demandaient la station : immatricule et destination du véhicule, nombre de voyageurs, cargaison…

Naël n’avait pas confiance en la technologie des portes. Pendant la guerre, il avait vu des équipages entiers disparaître à tout jamais dans ces ouvertures noires. Les portes indépendantes se trouvaient soit aux marges du monde connu et peu faciles d’accès soit dans des petits systèmes comme celui de Nighty ne pouvant guère faire le poids face aux deux grands qui tenaillaient la galaxie entre leurs crocs. N’importe quel puissant unioniste ou fédéral pouvait se débarrasser d’un homme gênant avec une porte sous son contrôle : Nous avons fait une erreur de paramétrage et notre cher ami pirate un poil encombrant a été désagrégé avec tous ses compagnons dans le trou de ver. Quel dommage ! Quoique, c’était une méthode beaucoup plus coûteuse qu’un tueur à gage.

Une fois la clairance de la station reçue, Issam alluma les moteurs thermiques pour s’approcher doucement de la porte. Des stalagmites multicolores coururent sur la surface noire de la porte. Issam s’approcha du micro :

— Ici, Issam votre pilote. On va traverser la porte dans une minute. Accrochez-vous les gars et tâchez de dégueuler dans les poubelles, c’est plus sympa pour les mousses… On traverse dans 5, 4, 3, 2, 1 et Goooo….

Le vaisseau déchira la porte et s’enfonça dans un maelstrom visuel. Naël sentit l’accélération le plaquer sur son siège qu’il agrippa par réflexe.

— Oooo… On est arrivé messieurs, dame.

Naël vit du coin de l’œil Issam tâtonner des boutons sur son pupitre et vérifier des diodes clignotantes. Il ravala la bile qui lui brûlait la gorge. Il ne s’habituerait jamais aux trous de vers.

— Aucun souci à déplorer, notre boite de conserve va bien. Vous pouvez retourner à vos activités.

Issam coupa son micro avant de se tourner, moqueur, vers Naël :

— Eh bien cap’taine, toujours aussi vert après les passages à ce que je vois.

— Que veux-tu, j’ai pas toutes mes tripes, Issam.

Il alluma une cigarette sous le rire gras du pilote tout en observant le point lumineux qui leur faisait face.

— On est fou pour aller là-bas, non ?

Un énorme sourire barrait le visage du pilote.

— Complètement, répondit Naël, et rien ne me fait plus plaisir que de passer à la barbe de nos amis de la Fédération. Pour tout te dire, ça faisait longtemps que je m’étais pas autant amusé.

Ils laissèrent passer un silence, observant devant eux grossir la planète des Archives.

— Tu sais quoi, cap’taine, quand on aura fini tout ça, il y aura peut-être des gens qui feront des chansons sur nous.

***

Azza observait la planète de la salle principale. Elle sentait la présence silencieuse des membres de l’équipage qui l’entouraient. Ils ne pourraient rien faire pour elle une fois le vaisseau au sol, à part attendre et espérer.

Elle avait appris par cœur le plan tridim que lui avait fourni Phoenix. Elle pouvait visualiser en fermant les yeux le sas d’identification, la salle des mariages, les couloirs à passer, les escalators à grimper et l’emplacement de son objectif. Le passage des gardes ne devrait pas poser problème, comme démontré par le passé. En revanche, le branchement de la radio-puce serait plus délicat. Elle s’était entraînée sous le regard critique de Linor et Mizsel à débrancher et rebrancher la radio-puce, en espérant que personne ne s’étonnerait que quelqu’un tripotât des câbles en plein couloir. Un déguisement devrait l’aider à tromper la crédulité des archivistes, mais peut-être se montrerait-il insuffisant.

Plus la planète s’approchait, moins Azza appréciait ce qu’elle voyait. Le sol était quadrillé par des rues rectilignes bordées de tours gris bleu. Tout avait l’air net, et de façon étrange, beaucoup plus artificiel que sur L0V-374C3. Le navire se mit en orbite avant de s’approcher du port dans un vrombissement.

Elle profita de la manœuvre pour rejoindre sa cabine et enfiler la nouvelle tenue que lui avait achetée Artur, arguant que le vert ne lui allait pas au teint. Il avait bien choisi. Le vêtement était simple et pratique, avec sa fermeture magnétique, ses longues manches et son jupon bouffant. Elle suivit du bout des doigts les motifs d’arabesques rouges qui se dessinaient sur le tissu d’un noir velouté avant de se résigner à quitter son uniforme et enfiler la robe.

Azza fit quelques étirements et eut le plaisir de sentir le vêtement épousé ses mouvements. Elle accrocha sur son crâne une perruque de cheveux longs et lisses puis attacha la voilette noire devant ses yeux.

Elle quitta le refuge de sa cabine pour rejoindre la salle principale où attendait l’ensemble de l’équipage. Elle se rendit compte que le vaisseau s’était garé entre-temps. Quelques sifflements moqueurs l’accueillirent. Saelys eut une moue pincée, Kalozka lui jeta un regard indéchiffrable pendant que Linor tourna la tête en rougissant.

— Par la déesse mère, je t’aurais presque pris pour une lady, se moqua Mazziek.

— Eh bien moi, petite, j’aurai dix ans de moins et je ne saurais pas que tu mordrais, j’aurai bien tenté ma chance, l’interpella Issam en lui faisant un clin d’œil.

— Vieux pervers, va, lui répondit Azza en lui frappant le bras.

— Abusez pas messieurs, je n’ai pas envie que ma fleur de Xirtiel envoie à l’infirmerie la moitié de mes hommes. Pas sûr que le Doc’ apprécie et c’est moyen pour la discrétion. Allez, on y va. A demain soir, les gars.

Une fois hors du vaisseau, elles traversèrent le hangar en direction du contrôle d’identité. Une dizaine de personnes patientaient devant, des hommes en costume d’affaires et quelques couples, hétérosexuels bien sûr vu qu’il s’agissait de l’unique type de relations autorisées, dont chacune des membres se tenait à distance respectables de l’autre.

— On va bien s’amuser, lui murmura Kalozka en la tirant contre lui.

Au plaisir visible du capitaine, elles eurent droit à leur lot de regards choqués. Azza commençait à s’habituer à la présence insistante de Kalozka. Il observa la queue et commenta au creux de son oreille :

— Sur ma planète, les couples prouvent leur amour en se collant le plus possible. On est plus tactile chez nous. Ça doit être une conséquence des lois de l’Ordre.

— Non, c’était déjà le cas avant. Ici, une femme doit prouver son amour auprès de son propriétaire par le respect, alors qu’en Union elle se noie dans une profusion de sentimentalisme.

— Ah, l’amour… Si elles sont heureuses ainsi, pourquoi mener une rébellion ?

Elle chuchota :

— Car l’amour ne devrait pas servir de prison.

Sous son regard interrogateur, Azza tenta de transcrire par ses mots ce que Padimaq, qui avait fui jeune un mariage arrangé, lui avait expliqué il y a des années :

— Sous le terme d’amour, on empêche les femmes d’être libre, de voyager, d’aimer, de rire, bref de vivre. Les hommes ont tout pouvoir sur elles juridiquement ou traditionnellement. Tout se passera au mieux tant que le gentil mari le décide, mais ce n’est jamais la femme qui a le pouvoir sur sa vie. Jamais…

Elles étaient arrivées à la cabane d’identification à la fin de sa tirade. Le contrôle réussit sans surprise et elles purent sortir en plein air.

Azza eut l’impression d’étouffer devant la vue monotone qui s’étendait devant elle. Tout était propre, net, aseptisé, ordonné. Les tours étaient ordonnées, les arbres étaient ordonnés, les parcs étaient ordonnés, les gens étaient ordonnés. Les seules couleurs provenaient des grandes affiches placardées sur les murs appelant les hommes à rejoindre la fière armée fédérale pour lutter contre les barbares unionistes. Aucune vie, aucune histoire, aucun passé ne transpiraient de ces rues. Rien. Le vide. La mort.

Pourtant, il y avait du monde. Quelques soldats en uniforme déambulaient, maser d’assaut pendu nonchalamment sur l’épaule. Des hommes pressés glissaient sur des planches lévitantes, collés à leur écran portatif. De temps en temps, une des planches faisait des écarts sans que leur propriétaire ne daignât lever le nez de leur travail. Les seules femmes visibles se promenaient à pied et en couple, à distance d’un bras de leur conjoint. Cette vue l’attristait et elle laissa Kalozka la guidait à travers les rues parfaites vers l’hôtel que leur avait indiqué la hackeuse.

L’hôtel dégageait le même relent d’irréalité. Elle se força à voir les choses sous un angle positif. Au moins, Kalozka et elle n’avaient rencontré aucun problème pour le moment, la chambre était propre, les draps avaient été changés récemment. Elle n’avait jamais dormi dans un lit aussi immense, même celui du capitaine semblait petit à côté. La pièce était mignonne, tout en couleurs pastel avec sa petite table baroque et sa bibliothèque remplie de faux livres, et la vue était sans vis-à-vis. Elle s’attabla pour fumer de tout son soûl en piquant allégrement dans le paquet du capitaine pendant que celui-ci s’enferma dans la salle d’eau.