Avant-propos
J’ai écrit cette réflexion pour poser par écrits des interrogations suite à un constat d’une tendance, dans certains milieux militants, à donner un blanc seing aux personnes dès qu’elle fait partie d’une classe dominée, quitte à fermer les yeux sur des pratiques violentes. Cette réflexion tient beaucoup des discussions que j’ai eues et entendues avec des militantes féministes. L’écart entre violences légitimes et violences non légitimes me questionnent beaucoup, je pense que je ferai un jour un billet dessus. Plus intimement, ce texte a aussi comme but d’augmenter ma dissonance cognitive en tant que dominante dans certains systèmes de domination. Il y a des écarts entre la théorie – ce que j’aimerai faire – et mes faits et gestes réels, mes petites lâchetés, mes compromis.
Ce billet sera divisé en deux parties :
- L’importance d’écouter les personnes dominées
- Sur l’essentialisation des personnes dominées (cet article)
Les personnes dominées n’ont pas toutes le même avis
Cependant, un problème concret se poste : dans les faits, les personnes dominées n’ont pas forcément le même avis.
Il n’y a qu’à voir le foisonnement théorique du féminisme pour saisir la multiplicité d’analyses de personnes pouvant avoir une place similaire dans la société. Certaines théories ou pratiques féministes ont été élaborées à partir d’un point de vue particulier, même au sein du groupe « femmes », comme l’afro-féminisme ou le lesbianisme politique. Mais même au sein de ces groupes, de fortes divisions théoriques (et pratiques) existent.
Par exemple, des femmes étant sorties de la prostitution et se définissant comme survivantes de la prostitution considéreront le système prostitutionnel comme violent par lui-même et militeront pour son abolition, alors de que des personnes se considérant comme des (anciennes) travailleuses/rs/x du sexe lutteront plutôt pour une légalisation de ce qu’elles voient comme leur (ex-)travail et cela afin d’obtenir des droits. Et d’autres encore ne se retrouveront ni dans une position ni dans l’autre.
Des femmes lutteront même contre toutes avancées dans la maîtrise du corps des femmes par elles-mêmes ; toutes les femmes d’extrêmes droites sont dans ce cas.
Un autre exemple, hors féminisme, qui me tient à cœur ces derniers temps : l’existence de syndicats « jaunes ». Ces derniers sont des syndicats qui s’alignent sur les demandes des patrons. Pour la petite anecdote, ils sont « jaunes » comme la couleur des papiers journaux qui recouvraient les fenêtres de leurs locaux, régulièrement visée par des pierres…
Ces syndicats ne sont pas composés que de managers, qui ont souvent les mêmes objectifs que les patrons. Certains travailleurs du bas (quelle que soit leur catégorie professionnelle) militent dans ces syndicats pro-patrons, et vont s’opposer à toutes avancées qui pourraient remettre en cause l’organisation du travail et les objectifs du patron.
Même les quelques privilèges (pouvant être illégaux) que ces syndicats peuvent offrir à leurs membres (augmentation sur la fiche de paye en cas d’adhésion, position de pouvoir au sein du conseil social et économique, évolution de poste avantageux…) ne compensent pas d’un point de vue objectif les avancées qu’ils bloquent.
Bref, appartenir au même groupe social n’assure pas d’être du même avis. Même être conscient d’une oppression vécue ne le garantit pas.
Attention à l’essentialisation des catégories sociales
Considérer que toutes les personnes appartenant à une même classe sociale (la « classe », le « genre », la « race »…) auraient forcément le même avis, c’est ramener les gens de force à cette catégorie : tu penses cela car tu es une femme ou car tu es gay ou car tu es arabe.
Or, c’est ce que l’on veut éviter : naturaliser les systèmes de domination.
Bon, là on est censé·e me répondre : ne serait-ce pas contraire de ce que tu as écrit sur « écouter les personnes concernées » ?
Eh bien, pas tout à fait. Je m’explique.
La « classe », le « genre », la « race », l’« identité sexuelle » ne sont pas des catégories qui définiraient une nature, une essence que partageraient tous les individus appartenant à ce groupe.
Pour caricaturer, les femmes ne sont pas par nature douces et gentilles, aimant le rose et le sucré.
Les dominées sont foutues dans une case par la force, et tout ce qui dépasse est frappé à coup de marteau pour rentrer dans cette case. L’essentialisation du rapport de pouvoir et de ces classes est un moyen de maintenir ce rapport de pouvoir.
Les personnes sont des individus ancrés dans la société, traversées par des multiples rapports de pouvoir, mais aussi déterminées par leurs expériences de vie et leur personnalité.
Certaines personnes opprimées peuvent aussi être dominant·e·s dans d’autres contextes, voire être agresseur·e·s. Le fait d’appartenir à un groupe dominé ne donne pas non plus le droit de maltraiter les autres, même socialement dominant (oui oui, c’est du déjà-vu), sauf dans des cas de (auto)défense.
Aparté : je me pose d’ailleurs la question d’à partir de quel moment considère-t-on légitime une agression d’une personne envers une autre. Quel niveau de violence, quel contexte permettent de dessiner la limite entre l’autodéfense et l’agression? Peut-être que cela nécessite une analyse au cas par cas. Je n’ai pas la réponse. Fin de l’aparté.
Les groupes opprimés dans notre société ne forment pas des groupes homogènes ni se sont composées de clones. Laissons aux personnes le droit d’avoir leurs avis propres.
D’où le travail d’équilibriste à avoir : écouter les personnes dominées, en n’oubliant pas que toutes n’auront pas des avis similaires sur les mêmes questions et qu’il faut donc forger nos propres positions à partir de ces points de vue.
Pour moi, l’échange est la meilleure façon d’apprendre et de faire évoluer sa pensée, en éclairant ses (nombreuses) zones d’ombre. Écouter les dominées est un minimum requis pour accéder à des points de vue éloignés du nôtre. Il s’agit tout de fois de toujours politiser ces paroles, de les remettre dans un contexte de rapport de pouvoir, mais aussi d’avoir le recul suffisant pour les emboîter dans les systèmes théoriques qui nous sous-tendent, quitte à en modifier les axiomes de base qui ont permis de prendre une position à un moment T.
Bref, écouter et apprendre, en mettant toujours en route notre esprit critique.
Sources
- Les femmes de droite, A. Dworkins (livre)
- Article précédent « Qu’est-ce que le féminisme ? »
- “«Les luttes et les rêves». Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours” de Michelle Zancarini-Fournel (sur l’anecdote des syndicats jaunes)
- Sexe, race et pratique de pouvoir de C. Guillaumin (livre)
- Bouteldja, ses « sœurs » et nous de Mélusine (sur Infokisoques.net)
- Chronique du bord de la mer de Deux doigts dans la marge
- Sister Outsider, A. Lorde (livre) <3
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