Point d’attention : cet article abordera la mort – notamment le suicide. Donc, peut-être mieux vaut arrêter la lecture ici, et la reprendre dans des meilleurs conditions. Avec un thé et un brownie vegan par exemple. Ou carrément jamais, ce n’est pas très grave. Je parlerai aussi d’athéisme.

Le numérique a pris une part importante de nos vies. On lit, on apprend, on débat, on crée, on insulte, on travaille, on aime, on harcèle, on échange, on achète, on like, on téléphone, on commère, bref, on vit, en partie grâce à des outils numériques.

Ces interactions numériques créent de nombreuses traces de nos vies : mails, messages, photos, textes, montages vidéos… Des morceaux de nous stockés dans des fichiers binaires.

Quand quelqu’un met fin à sa vie, l’entourage se retrouve souvent démuni. Avant, on fouillait les tiroirs, à la recherche d’une lettre – souvent inexistante – ou un journal intime afin de comprendre. Maintenant, on se tourne vers les traces numériques.

Comme certain-e-s de mes ami-e-s travaillant dans l’informatique, j’ai rencontré à un moment des proches qui voulaient comprendre en accédant à ces données numériques et qui m’ont demandé de l’aide pour le faire.

Les données ne sont pas toujours bien protégées. Par défaut, un disque dur de PC n’est pas chiffré. Il est tout à fait possible de récupérer les données sans connaître le mot de passe de session. Pour les services en lignes (messageries, forums, …), le problème peut se complexifier. Des bases de mots de passe fuitent régulièrement, il est alors possible de vérifier si un mot de passe lié à l’adresse mail de la personne décédée n’en fait pas partie. Ou vérifier si celui-ci n’est pas écrit dans le carnet posé à côté du PC.

Microsoft et Google proposent même des protocoles aux personnes proches pour accéder de façon très limitée aux données stockées dans leurs serveurs.

Les morts ont toujours tort

L’idée que l’on puisse fouiller dans mes affaires m’insupporte. J’ai toujours détesté cela. Vraiment. NE TOUCHEZ PAS A MES AFFAIRES.

Alors, pourquoi j’ai accepté d’aider à une fouille numérique touchant la vie privée de quelqu’un d’autre ?

Eh bien, parce que la personne visée est décédée.

Je pense sincèrement qu’il n’y a rien après la mort. On retourne poussières d’étoiles sur lesquelles, j’espère, des plantes pousseront. Il n’y a pas d’âme à sauver, ni de déité pour nous récompenser, ni de réincarnation. Les seuls aspects qui restent, en plus d’un nom inscrit sur une tombe, sont les souvenirs portés par les vivantes. Souvenirs partiels, qui ne pourront jamais englober ce que la personne était dans sa totalité.

Une personne décédée ne peut donc pas être indignée, ou triste, ou vexée, ou choquée du manque de confiance et de la mise à nue de son intimité.

Seules les vivants peuvent l’être.

Une décision pour les proches à soupeser

Un autre argument que l’on peut opposer à cette atteinte à la vie privée est l’impact sur les vivantes qui auront accès à ces données.

Peut-être que des aspects inconnus aux proches pourraient se révéler. Des pensées suicidaires présentes depuis des années. Une propension au complotisme. Des amant·e·s caché·e·s. Des ami·e·s numériques aux idées contraires aux siennes. Des goûts particuliers. Des addictions. Des messages de harcèlement.

Ou juste rien.

Rien qui permet de comprendre.

Qu’il y ait quelque chose ou rien, est-ce que cela va aider les proches dans leur deuil ? Peut-être. Ou peut-être pas. Peut-être que le fin fil d’espoir de comprendre, de se raccrocher à une certaine rationalité des événements, se rompra entre les doigts.

Devrais-je participer à ces possibles faux espoirs ?

Un aspect de l’anarchisme qui me plaît est la confiance que l’on met dans les gens, et le refus qui en découle de prendre les décisions à la place des autres.

Je ne suis pas certaine qu’une personne ayant perdu quelqu’une récemment ait le recul nécessaire pour soupeser le pour et le contre d’une telle décision. Mais je ne peux guère décider à sa place ce qui est bon pour elle.

Quand notre vie intime touche aussi celle des autres

Cependant, si une telle demande m’était faite de nouveau, je pense que je refuserais.

Une vie s’entrecroise avec celles des autres. L’accès à une portion de traces numériques d’une personne décédée peut impacter la vie intime d’autres personnes, bien vivantes elles : mails, messages privés, discussions en ligne…

Le problème est le même pour les traces non numériques – courrier, journal intime… Mais le numérique multiplie les possibilités d’interactions et donc l’exposition de la vie privée de tiers.

Cette interaction numérique qui expose la vie des autres a bien été comprise par les GAFAM mais aussi par la surveillance étatique. Facebook, par exemple, crée des profils « fantômes » pour les personnes qui n’en ont pas mais pour lesquels Facebook connaît l’existence via les partages de ses membres. La surveillance étatique peut aussi étudier à qui sont envoyés les messages, avec quelles fréquences et l’ensemble des « metadonnées » (des données donnant des informations sur d’autres données, comme la localisation GPS, les destinataires…) pour créer des toiles de surveillance de plus en plus serrées.

Ainsi, donner l’accès à un compte de messagerie ou de discussion en ligne peut entacher l’intimité de tiers, qui peut-être ne souhaitent pas voir leur intimité exposée.

Conclusion

Ce genre de situation n’a rien d’évident à gérer. Il est difficile de savoir par avance quelles seront nos réactions face à un décès inattendu, brutal. J’ai voulu dessiner quelques pistes de réflexion dans le sable, qui pourraient aider à prendre une décision si ce type de situation arrive (de nouveau).

L’utilisation d’un accès tiers, comme proposé par Google, me semble une bonne piste.

Cette problématique pose aussi la question plus générale des traces numériques que l’on veut laisser après notre mort (mort que j’espère lointaine et paisible) et la protection qui va de pair : lesquelles devraient être accessibles à nos proches et lesquelles devraient disparaître avec nous.

Note : si vous avez des idées suicidaires ou dépressives, je vous conseille d’en parler à des proches et/ou des spécialistes et/ou des associations de pair-aidantes comme Handi-Psy Lyon 2. Vous n’êtes pas seul·e·s.

Pour aller plus loin