Confession d’une féministe abolitionniste. Partie 2 : bilan de la loi abolitionniste

Cet article est composé en 3 partie :

  1. Définition du système prostitutionnel, car il est toujours important de définir de quoi on parle
  2. Définition des différents courants juridiques (ce billet)
  3. Loi abolition de 2016 et bilan (ce billet)

Voilà, maintenant que j’ai défini le système prostitutionnel, parlons maintenant des systèmes légaux légiférant la prostitution.

Définition de l’abolition

En gros, il existe 4 systèmes légaux de prostitution :

1. Prohibitionnisme :

La prostitution, c’est mal, et les personnes en situation de prostitution sont des êtres dépravées vecteurs du décadence et de dépravation. Le fait de se prostituer est interdite comme l’achat d’acte sexuel. Étonnamment (ou non), ce sont plutôt les personnes en situation de prostitution qui prennent que les prostitueurs (« clients » et proxénètes)…

2. Réglementarisme :

L’achat sexuel est autorisé et considéré comme un service comme un autre, voire nécessaire. En fonction des pays, les lieux de prostitution légale peuvent être plus ou moins réduits : maisons closes, rues spécifiques, parkings aménagés… Très souvent, le but initial est de protéger les hommes des maladies sexuellement transmissibles, comme lors de la création des bordels militaires et coloniaux. Plus récemment, le but mis en avant peut être la sécurisation des personnes prostituées.

3. Abolitionnisme :

Dans ce courant, les personnes qui se prostituent sont considérées comme des victimes du système prostitutionnel, et donc elles ne devraient ni être pénalisées, ni contrôlées par l’ordre policier ou médical. Par contre, l’exploitation de la prostitution d’autrui (le proxénétisme) est interdite. Le but est la fin du système prostitutionnel.

4. Néo-abolitionnisme :

Pour les néo-abolitionnistes, l’interdiction du proxénétisme ne suffit pas. Il faut frapper à la base de la prostitution : le « client ». Ça paraît évident, mais si personne ne paye pour une obtenir une relation sexuelle, il n’y aurait pas de prostitution. Ainsi, il faut pénaliser les « clients » en plus du proxénétisme.

Sans surprise, vu la façon dont j’ai décrit le système prostitutionnel plus haut, je m’inscris dans le courant abolitionniste. Car, pour moi, la prostitution a peu de rapport avec le besoin de sexe, mais plus avec la volonté de dominer, d’utiliser l’autre comme un objet sexuel. Il s’agit d’un système d’appropriation des femmes et des minorités de genres par les hommes, de leur corps et de leur sexualité.

Loi abolition 2016

Après l’abolitionnisme (1946 avec la loi Marthe Richard) puis le prohibitionnisme (interdiction du racolage passif en 2003 sous Sarkozy), la France est dotée d’une loi néo-abolitionniste en quatre volets en 2016 :

  • L’accompagnement des personnes qui le souhaitent hors du système prostitutionnel, comprenant une aide financière et un hébergement
  • Le renforcement de la lutte contre le proxénétisme et le trafic d’êtres humains
  • Des mesures de prévention des risques sanitaires, sociaux et psychologiques du système prostitutionnel
  • L’interdiction d’achat d’actes sexuels et la responsabilisation des « clients »

Un bilan mitigé

En 2019, moins de 300 personnes ont pu bénéficier du parcours de sortie de la prostitution proposée par cette loi. Les préfets sont très réticents à fournir des papiers par peur du mythique « appel d’air » pour les personnes fuyant leur pays d’origine. L’aide financière par mois est en dessous du RSA et ne permet pas de vivre dignement. Et si une personnes se prostitue pendant son parcours de sortie, elle est retirée du parcours. Le volet sur les mesures de prévention a été très peu développé.

Bref, tout le monde le dit, même les associations abolitionnistes, les moyens ne sont pas à la hauteur.

De plus, certaines municipalités continuent de pénaliser les personnes prostituées, comme à Lyon par exemple avec les interdictions du stationnement des camionnettes – et la pluie d’amendes qui va avec.

En supplément, et pas le moins important, les personnes en situation de prostitution ont vu leurs conditions de vie drastiquement baisser, leur précarité augmenter. Les lieux de prostitution se sont décalées à la marge des villes (chassons la misère loin des yeux) et les prostitueurs en profitent pour imposer leurs conditions (actes sexuels sans préservatif, diminution du prix de la passe, etc.).

Et c’est pour cette raison que je ne suis plus pour la pénalisation des « clients ». Mon objectif n’est pas de rendre plus difficile la vie des personnes en situation de prostitution, mais de mettre fin à ce système d’exploitation.

On me rétorquera qu’il suffit que la loi de 2016 soit réellement appliquée, avec des moyens en conséquent.

Franchement, peut-on vraiment attendre du gouvernement et de l’État un renforcement de cette loi ? Que les préfets se mettent d’un coup à fournir des papiers ? Que l’aide financière fournie par l’Etat permette de vivre dignement ? Que des cours d’éducation sexuelle fleurissent dans les écoles ?

Je pense qu’il faut arrêter de se leurrer, ce n’est pas ce gouvernement qui permettra d’avoir une réelle volonté abolitionniste, entre la précarisation galopante, la police aux frontières réalisée par des milices d’extrême droite et un ministre de l’intérieur accusé de viol. Mais, je ne crois pas non plus au miracle d’un autre gouvernement qui serait, par magie, féministe. Déjà, parce qu’entre temps, je suis devenue anarchiste 😉 Et aussi, parce que la loi a été votée sous un gouvernement censé être progressif et que dès le début, les moyens étaient insuffisants.

Et le réglementarisme ?

On peut étudier le cas de l’Allemagne, où les maisons closes sont autorisées et le proxénétisme dépénalisé depuis 2002.

On estime le nombre de personnes prostituées entre 200 000 à 400 000. Oui, de 5 fois à 10 fois plus qu’en France, pour une population 1,2 fois supérieure.

Les conditions de vie des personnes prostituées ne seraient pas améliorées, alors que le chiffre d’affaire de la prostitution serait de 15 milliards (5 fois plus qu’en France…).

Sans parler de bordels où sont vendus des forfaits femmes et boissons à volonté, des rues qui sont interdites aux femmes non prostituées, des collègues qui se retrouvent après une dure journée de labeur dans les maisons closes pour une soirée en couilles…

Bref, de l’exploitation dans toute sa beauté, mélangeant business, construction de la masculinité, trafic humain et aliénation sexuelle. Une vraie utopie féministe, n’est-ce pas ?

Mais que faire ?

J’avais esquissé dans un précédent billet « Mon sexe n’est pas un service» quelques pistes pour mettre bas aux conditions matérielles propice à la prostitution, à cette exploitation de chair. Je les remets là, et je n’en change pas une ligne :

« Nous devons participer aux luttes contre la précarisation des conditions de vie et la mise en place des politiques d’austérité.

Nous devons demander des minima sociaux qui soient au dessus du seuil de pauvreté.

Nous devons demander l’ouverture des frontières et des papiers pour toustes.

Nous devons exiger la fin des micro-temps partiels et le passage au 32h (voir moins!?) payées 35h.

Nous devons exiger un toit pour toustes et une politique zéro SDFs.

Nous devons nous investir dans les syndicats.

Nous devons dénoncer les violences policières contre les personnes prostituées, et toutes les autres victimes.

Nous devons demander une augmentation du SMIC et des salaires.

Nous devons mettre à mal le système néo-colonialiste entre les pays Nord/Sud.

Beaucoup d’entre nous le font déjà, mais soyons plus visibles.

Bien sûr, cela ne suffira pas. Car le système prostitutionnel est un système ancré dans la domination masculine.
Il nous faudra aussi créer une sexualité joyeuse et libérée des carcans imposés par le patriarcat.
Et pour cela, il faut aussi mettre fin aux violences sexuelles. »

C’est par la lutte, cœur contre cœur, corps contre corps, que nous arriverons à une société où le sexe ne serait plus un droit (masculin), où des hommes arrêteront d’imposer des relations sexuelles et où des femmes pourront vivre dignement sans connaître précarité et violences sexuelles.

Post-Scriptum

J’ai croisé des camarades anarchistes qui trouvaient « intéressant » que des femmes puissent payer des hommes pour avoir des relations sexuelles. Et là j’avoue ne pas comprendre. Donc je pose ici mes questions, si quelqu’un·e a les réponses :

  • En quoi le fait que des femmes puissent elles aussi imposer des relations sexuelles à des hommes est-il intéressant ?
  • En quoi renforcer la porosité de la sexualité avec le secteur marchand peut-il être révolutionnaire, que ce soit d’un point de vue féministe ou anticapitaliste ?

Source/Pour aller plus loin

Bilan de la loi abolitionniste de 2016 :

Sur les bordels :

  • Les luttes et les rêves, une histoire populaire de la France de M. Zancarini-Fournel (notamment la section « Colonisation des corps » du chapitre 11 Extenstion du domaine impérial »)
  • « Femmes de réconfort » (esclaves sexuelles de l’armée japonaise) de K.-A. Jung (bd)
  • Prostitution : une guerre contre les femmes, de C. Legardinier (livre)
  • L’Allemagne, plus grand bordel d’Europe par P. Ducousso

Anarchie et prostitution :

Mise à jour du 15/04/2021: Modification de la conclusion pour ne plus parler de « viol tarifié » pour les actes sexuels sans désir mutuel réalisés dans le cadre de la prostitution. En effet, cela ne correspond pas forcément au vécu de toutes les personnes concernées (pour certaines c’est le cas, pour d’autres non) et peut faire l’amalgame entre deux choses différentes, mais dont la frontière n’est pas nette : les actes sexuels dit consentis, aux contours flous et mouvants, et les actes sexuels non consentis, qui entre elles bien dans la définition des violences sexuelles. Bien sûr, le cas des relations sexuelles dans le cadre de la traite humaine, qui n’est pas un phénomène minime en France, rentre dans le cas « viol tarifié ». Merci à Irène ne m’avoir fait la remarque.

Mise à jour du 29/04/2021 : Ajout de l’enquête « Que pensent les travailleur.se.s du sexe de laloi prostitution » dans la partie « Sources/Pour aller plus loin »

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  1. Merci pour ton analyse, j’ai l’impression qu’on ne part pas forcément du même point (par exemple je suis méfiante vis à vis de la rhétorique « tout acte tarifé est un viol », parfois oui, parfois c’est plus complexe et ça peut conduire à relativiser les agressions de TDS)… mais qu’on arrive à des conclusions proches sur les axes de luttes prioritaires, qui s’expliquent par un ancrage politique commun 🙂 je suis globalement d’accord sur le fait d’éviter le double écueil de lois « abolitionnistes » qui alimentent la répression d’une part, et d’une réglementation libérale avec un nivellement par le bas d’autre part

    • Ton commentaire m’a fait beaucoup réfléchir, et tu as complètement raison sur le terme « viol tarifé ». Je pense que le terme « d’acte sexuel sans désir mutuel » correspondrait mieux et permet de s’interroger sur la non réciprocité du désir dans la prostitution et de marquer la différence avec les agressions sexuelles. Par contre, dans certains cas (traite humaine mais aussi pour certaines personnes étant sorties de la prostitution), il s’agit de « viol tarifé ». Le tout étant de ne pas nier leur vécu des unes ou des autres.
      J’ai changé ma conclusion pour ne plus faire référence à « viol tarifié » 🙂
      Pour moi, il n’y a pas que la réglementation libérale qui pose problème, mais aussi les propositions de réglementation « non libérale » du type bordel autogéré. Déjà parce que vu l’argent en jeu, je parie que cela sera très vite détournée, et de plus cela légitimerait le sexe comme un service, sans remettre en question la domination masculine au sein de la sexualité.

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