Point d’attention : un personnage raconte le suicide d’un proche. Si vous avez besoin d’aide, le numéro national de prévention du suicide peut vous aider : 3114.

Azza n’avait pas l’habitude de ressentir de la culpabilité. En général, elle chassait l’émotion avant que celle-ci puisse l’engluer dans des regrets qu’elle trouvait mal venus et mal placés. Le passé était le passé. Pas besoin de revenir sur des actes pour lesquels elle ne pouvait plus rien faire. Mona, son ancienne doctoresse, lui avait soutenu le contraire, que le passé pouvait être modifié et l’avait abreuvée de théories physico-mystiques sur le temps circulaire. Mais elle était morte maintenant, comme le reste de son équipage. Il s’agissait pour Azza un indice très fort que ces théories étaient dans le faux, ou du moins guère utilisables en pratique.

Cependant, elle se sentait coupable. Elle avait cette gêne caractéristique, cette tension au niveau de la nuque qui lui rappelait qu’elle avait peut-être, oui peut-être, failli envoyer à l’abattage tout un vaisseau. Elle avait mis en danger l’équipage de ce navire sans que celui-ci n’accepte par avance de la suivre dans ses actes pouvant être irréfléchis. Cette absence d’accord était un accroc à ses valeurs : être libre de ses choix, mais ne pas forcer les autres à les suivre.

Kalozka avait tenu sa part du marché en ne la vendant pas aux mercenaires, même si la rancune palpable de ces derniers avait dû peser plus lourd dans la décision du capitaine que le devoir lié à une parole donnée. Elle avait même fini par estimer la ruse utilisée qui avait permis d’éviter des effusions de sang. Elle se serait toutefois bien passée de maquillage.

Pour chasser sa culpabilité, Azza s’était efforcée d’associer les visages et les noms de différents membres, qu’elle ne connaissait toujours pas à sa plus grande honte après avoir partagé pendant plus de vingt jours le même air recyclé. Elle commençait à s’habituer à l’absence de sœur. L’équipage la regardait toujours d’un air circonspect, mais au moins ne l’évitait plus.

En plus de Kalozka le capitaine aux manières de renard, il y avait Artur Durolis le second calme et posé ; le Doc’ Li qui lui avait sauvé la vie ; ses deux camarades de cantine : le timide Linor, mécanicien au génie précoce, et Issam, un ancien pilote de chasse ; mais aussi Saelys le cuistot aux propos souvent déplacés et Mizsel le maigre canonnier qui, selon la légende, ne loupait aucune de ses cibles. Bonne tireuse elle-même, elle se promit de le défier un jour.

Des hommes multi-tâches, hommes de main, matelots ou fantassins au besoin, complétaient l’équipage : Mazziek, le plus vieux dont l’accent lui sonnait si familièrement à l’oreille et qui, par son expérience, avait gagné le respect de tous ; les jumeaux baraqués Klirus et Rezol, qui n’étaient en fait pas frères mais étaient tellement collés ensemble que leurs façons de se déplacer et de s’exprimer étaient similaires ; le taiseux Zakioru aux traits fins typiquement pentzaniens, qui lui rappelait douloureusement son Irami ; et enfin Juli le mousse, sentant à mille lieux le jeune fugueur ayant fui un destin aisé et tout tracé dans la haute administration fédérale.

Un matin, elle trouva Artur seul dans la salle commune. Elle se servit une tasse de kof et un bol de riz avant de s’asseoir en face du second.

― Artur, j’ai un service à te demander.

― Heureux que l’on passe au tutoiement. Que puis-je faire pour toi ?

― J’aimerai participer aux tâches communes.

Il souffla sur sa tasse avant de reprendre :

― Même laver derrière des hommes ?

― Même laver derrière des hommes.

Il réfléchit quelques secondes.

― J’imagine que tu souhaites aussi quitter la cabine de luxe ?

― Oui.

― Ah, j’aimerai beaucoup échanger nos places. Je n’ai pas pu dormir dans un grand lit depuis des lustres. Pour être franc, tu m’arranges, car, tu comprends, je n’en peux plus des ronflements du capitaine. Bien, je vais voir comment je peux t’aider.

Le reste de la journée passa dans l’oisiveté, entre séances de sport, repas et siestes. L’heure tant attendue de l’assemblée arriva et Azza joua avec les babioles, tendue. Enfin, quelqu’un toqua à la porte. Le second entra :

― Tout est réglé, Azza. Tu assisteras Juli dans son travail et tu partageras sa cabine. Par contre, le droit de participer aux assemblées t’a été refusé.

Azza prit ses quelques affaires et suivit Artur jusqu’à la dernière cabine du couloir, juste à côté de la salle d’eau. Elle pénétra dans une petite pièce encombrée. L’espace entre le lit et le placard était à peine suffisant pour s’y glisser. Juli la regardait de la couche supérieure, d’un air curieux.

― Je t’ai laissé une étagère. Je peux t’en libérer une autre si tu en as besoin.

Azza posa ses affaires dans l’emplacement vide. Elle était fatiguée de n’avoir rien fait. Elle commença à déboutonner son pantalon. Le mousse se retourna vivement, gêné. Bien, il s’habituerait. Elle se glissa sous la couverture rêche en fermant les yeux. Elle en regretterait presque le moelleux de son ancien matelas.

― J’éteins.

Son cœur se figea dans le noir. Des murmures s’élevaient au dessus-d’elle. Elle s’y accrocha comme à une balise de sauvetage et s’endormit, bercée par les prières du mousse.

***

Azza se réveilla en pleurs. Encore le garçon aux yeux voilés.

― Un cauchemar ?

― Ah mince, je t’ai réveillé ?

― Ce n’est pas grave, je me rendors vite. Mon grand frère en faisait aussi depuis son retour du front.

― Faisait ?

― Oui, et de jours aussi.

Des bruits de pas et une porte se firent entendre. Un glougloutement se superposa au ronronnement du ventilateur et de nouveau une porte. Juli attendit l’éloignement des pas dans le couloir avant de reprendre :

― Il s’est explosé la tête pour les en chasser.

― Je… Je suis désolée, Juli. C’est la raison de ta fugue ?

― En partie, je ne supportais plus mes parents. Ils avaient honte de Jukkio. Ils ont effacé son nom de l’arbre généalogique et il a été incinéré sans aucun rite. Pourtant, il a été tué par la guerre, comme ceux à qui les gradés donnent des médailles.

Le lit grinça.

― Je ne sais pas pourquoi je te déballe tout ça…

― Ah, c’est à cause de la nuit.

― Tu crois ? Peut-être. Tu devrais aller voir le Doc’, il pourrait de prescrire des cachets pour t’aider à dormir.

Azza se leva :

― Ne t’en fais pas, Juli. Rendors-toi.

Elle se rhabilla, sortit de la cabine et descendit le plus silencieusement possible les marches en fer. La lumière tamisée accentuait les ombres et agrandissait la soute vide. Elle pénétra dans le couloir du niveau 0, traversa le gymnase et la salle commune. Elle fouilla dans la cuisine et trouva une bouteille de jus fermenté dans une cache. Elle tira un tabouret au bleu passé jusqu’à la grande vitre en plastique, face à la nuit piquetée d’étoiles. Les bulles pétillaient dans le verre. De temps en temps, des petites lucioles de couleurs virevoltaient toutes proches. Elle colla sa joue contre la vitre tiède en levant les yeux. La grande voile dépassait au-dessus d’elle et régulièrement s’en détachaient de petites étincelles colorées.

Azza laissa divaguer ses pensées, le cœur serré de l’absence d’Aurore à ses côtés. Elle but quelques gorgées si douces sous la langue. La lumière la sortit de ses songes. Elle cligna des yeux plusieurs fois avant de reconnaître le pilote. Comment s’appelait-il déjà ? Ah oui, Issam.

― C’est bien la première fois que je croise quelqu’un à cette heure. Tu devrais faire gaffe en reposant la bouteille, Saelys est jaloux de ses chéries. Bah, tu sais quoi, tu m’as donné envie. J’vais m’en prendre une goutte.

L’homme approcha une chaise à ses côtés. Une fois assis, il lui tendit son verre. Elles savourèrent de cœur le liquide doré.

― Pas du genre bavarde, hein ?

Elle haussa des épaules pour toute réponse. Il monologua sur la beauté des étoiles, le calcul des trajectoires et surtout sur l’Arcadie qui était un bonheur à piloter, si on faisait abstraction de son petit caractère. Azza n’avait fichtrement aucune idée de ce que pouvait bien être le caractère d’un vaisseau, mais elle le laissa parler juste pour le plaisir d’entendre une voix.

― Allez, faut que j’file au boulot. A plus, p’tite.

Azza retourna dans sa nouvelle cabine où elle fut accueillie par le souffle léger de Juli. Elle s’endormit en se disant que, peut-être, elle pourrait s’habituer à cette nouvelle vie.