L’Arcadie avait quitté la surface de la cyber-planète et dérivait sans but dans l’attente de sa future destination. La livraison de cuivre s’était passée quasiment sans accroc, à part quelques malins qui avaient essayé de diminuer le prix de vente. Tentative vite avortée par la douceur diplomatique des jumeaux. Artur assurait que l’homme bedonnant qui avait tenté sa chance était encore vivant après leur départ. Avec quelques os cassés, au moins le nez en vue de la respiration sifflante, mais vivant, précisèrent les mousses en cœur. En plus du précieux cuivre, les pièces de l’ancien vaisseau de Xiafi avaient toutes été refourguées, du moins celles qui n’étaient pas compatibles avec le vieux modèle de l’Arcadie.

Naël avait présenté le plan de Phoenix en Assemblée, puis Artur avait fait le tour de chacun des membres pour tâter le terrain. La plupart approuvait les instructions du hacker. Ils n’étaient pas à une pénétration illégale de bâtiments officiels près. Cependant, Saelys rechignait. Il était soutenu comme à l’habitude par les jumeaux, mais aussi, de façon plus inhabituelle, par le Doc’.

Saelys avait eu le temps d’acheter quelques produits frais en provenance du marché attenant l’astroport. Xorcors bien mûrs, gratins de puytils, fersars à la chair tendre, kafierus farcis et autres fruits et légumes au nom inconnu de Naël agrémentaient les repas depuis leur départ. Un vrai bonheur après les jours de rations militaires parsemées de plantes aromatiques, mais qui ne durerait pas éternellement. Saelys n’avait pas pu emmagasiner autant de provisions que prévu. Avec son environnement hostile, la cyber-planète n’arrivait pas à subvenir aux besoins des ses habitants : les lumières artificielles ne suffisaient pas aux cultures agricoles et peu d’animaux supportaient d’être enfermés entre quatre murs. En conséquence il fallait importer le gros de la bouffe à des prix exorbitants.

Le cuisinier avait insisté sur la nécessité de faire un arrêt prolongé sur une planète habitable et très rapidement. Le Doc’ avait rejoint l’avis de Saelys. Des plats sains étaient le minimum pour une bonne santé et un bon mental, notamment quand on naviguait dans une boite en fer au milieu du vide. Les deux hommes voulaient d’abord faire un arrêt prolongé avant de reprendre la route en direction des Archives Fédérales.

Naël savait tout cela. Il avait souffert des plats moisis et ignobles des tranchées, comme beaucoup de ses hommes. Mais plus ils différeraient leur départ, plus le risque était élevé que les autorités ébruitassent l’évasion de Yuka et que des personnes fassent le lien entre la femme qui les accompagnait et les images du procès qui avait été suivi par des millions d’hommes. Heureusement, le visage de la sorcière avait été un peu oublié avec les années.

Cependant, si la Fédération rediffusait le portrait de l’ancienne rebelle, ce qui était de plus en plus probable, leur voyage qui était jusque-là, malgré quelques accrocs, une vraie croisière de vacances pouvait se transformer en chasse à l’homme – à la femme. Et ça, c’était ce que Naël souhaitait éviter à son équipage depuis le début de cette affaire. Il avait une confiance absolue dans son vaisseau et dans ses hommes, mais il n’était pas sûr que l’ancien cargo de guerre pût affronter une armée complète.

Il laissa Artur argumenter. C’était le rôle du second, vérifier que les idées du capitaine ne menaient pas dans le mur et les faire circuler auprès du reste de l’équipage. Oui, la nourriture était un point critique. Oui, un arrêt prolongé pour remplir les réserves était plus qu’important. Cependant, tous les membres de cet équipage connaissaient les risques en rejoignant le vaisseau. A chaque instant, on pouvait mourir. A chaque instant, on pouvait se perdre dans l’espace avec plus que des boites immangeables qu’il faudrait rationner. C’étaient les aléas des voyages de l’espace et ils le savaient tous. La route vers la légende était parsemée d’imprévus et de dangers. Mais pas d’inquiétude, après l’arrêt aux Archives, il était prévu de faire une halte pour attendre les réponses du hacker. Si l’infiltration se passait bien, ils auraient tous droit à une pause bien méritée sur une planète agréable. Ils en avaient tous besoin après ces semaines enfermées. Et, se sentit obliger d’ajouter Naël à l’argumentaire de son second, on trouverait une planète avec du rhum, de belles filles – il sourit à la grimace de Yuka – et de la plage au sable fin. Si l’infiltration ne se passait pas bien, la fraîcheur de la bouffe ne serait pas le problème le plus important qu’ils devraient affronter.

Grâce à la diplomatie d’Artur, ou peut-être à l’attrait d’une permission en compagnie galante et un cocktail à la main, l’Assemblée entérina à l’unanimité le plan du hacker. Plusieurs jours après leur départ de la cyber-planète, Issam put enfin mettre les voiles et dirigea le navire vers la porte intergalactique la plus proche.

***

Azza écoutait la respiration de Juli, son seul ancrage dans les brumes de la nuit. Le petit garçon aux yeux voilés avait encore hanté ses rêves. Peut-être devrait-elle demander de l’aide au Doc’. Elle soupira. Elle n’en ferait rien, son fardeau était mérité. Elle se leva comme vieillie de mille années et se glissa hors de la cabine.

Les bruits familiers du vaisseau l’accueillirent dans le couloir. Elle caressa du bout des doigts les parois chaudes. Elle arriva dans la salle commune où elle tira un tabouret jusqu’à la grande vitre, l’angoisse au fond de l’estomac. Elle colla sa joue contre la fenêtre et commença à compter les étoiles au loin.

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept…

Elle se jetait droit dans la gueule du loup. Quelles étaient ses chances de réussite ? Elle n’aimait pas y penser, d’autant plus que Kalozka avait l’air confiant. Et l’idée de se glisser de nouveau au cœur de la Fédération était grisante. Sans bombe cette fois-ci. Juste un arrêt discret qui ne ferait aucune victime. Elle sourit aux étoiles.

Si aucun soldat ou bureaucrate ne la reconnaissait. Son sourire s’effaça. Elle fonçait vers une mort certaine. Ou elle retournerait en prison. Sauf qu’elle emmènerait avec elle tout l’équipage de l’Arcadie. Et elle allait mourir.

Azza se rabroua. Depuis quand la mort l’effrayait ? Bien sûr, qu’elle allait mourir. Comme Aurore. Comme les membres de son équipage. La mort n’était rien.

Elle jeta un coup d’œil à l’horloge mural. Issam ne viendrait plus. Dommage, rien ne valait un des monologues du pilote pour bien commencer une journée. Elle remonta dans sa cabine et la porte s’ouvrit sur un Juli affolé à fouiller dans son lit.

― Merde, merde, merde…

― Juli ?

Il cacha ses draps derrière lui. Azza aperçut des tâches de sang. Ah. Elle tendit la main.

― Fais voir.

― Ils vont me virer s’ils l’apprennent.

Azza tira doucement les draps des mains du mousse. De la mousse.

― Ils vont me virer, ils vont me virer, répéta Juli, paniqué. Je n’avais jamais souillé le linge avant. Je vais apporter le malheur au vaisseau…

Elle, non, il signa plusieurs fois.

― Ne dis pas d’idioties.

Azza retira ses propres draps qu’elle jeta sur la tête de Juli.

― Prends les miens. Je m’occupe de nettoyer le reste.

Juli écarquilla les yeux.

― Tu ne vas pas me dénoncer ?

― Pour quelle raison ? Enlève ton pantalon aussi. Je vais lancer une lessive. Ah ! pardon, je me tourne.

Elle avait envie de rire en sortant de la cabine et se dirigea vers la salle d’eau juste en face d’elle. A cet instant précis, Saelys sortit des toilettes. Pourquoi de tous les membres de l’équipage, elle devait tomber sur lui ? Il grimaça quand il la reconnut. Les yeux du cuisinier volèrent des draps au pantalon puis à la machine à laver. Il recula précipitamment, cracha par terre et fuit à reculons jusqu’à sa cabine tout en signant frénétiquement. Elle n’eut pas le temps d’initier un geste d’apaisement que la porte se referma sur l’homme.

Elle alluma la machine puis se glissa le long du mur. Elle éclata de rire en repensant à la tête de Saelys. Puis elle ferma les yeux, heureuse. Tout n’était pas perdu si des jeunes gens continuaient à braver les interdits.