Quand Naël entra dans la salle commune plongée dans la pénombre, il sut que son second avait eu encore une fois raison. Il devina la silhouette de l’ancienne rebelle à la masse sombre qui se détachait sur le fond étoilé, visible à travers la baie plastifiée. Il s’arrêta à côté d’elle et la sentit se tendre quand elle devina enfin sa présence.
De temps en temps, des flash lumineux provenant de la voile solaire éclairaient leur visage de couleurs fugaces.
De longues minutes passèrent sans que ni l’un ni l’autre ne brisèrent le silence. Naël lista les différentes techniques pour lancer « une discussion en tête à tête », comme avait dit son second. Avec la duchesse, cela aurait été simple. Elle l’aurait giflé en silence dès qu’il se serait rapproché. Il aurait alors collé le corps voluptueux contre lui, aurait soulevé un jupon interminable et l’aurait prise contre une commande luxueuse jusqu’à orgasme mutuel. Pas sûre que cela marche avec Yuka, même s’il avait pu rêver de situations similaires à plusieurs reprises. Au mieux, elle lui ouvrirait la jugulaire à coup de dents. Au pire…
Peut-être la bonne vieille façon virile ? Cela impliquait, après une baston où aucun des belligérants n’avaient eu le dessus, de se réconcilier à grandes tapes dans le dos, blagues de cul et tournées de chopes de rhum. Sauf que cela devenait vite interminable, le rhum poussant les nouveaux amis comme cochons à en reprendre aux mains pour régler leur différend initial. Naël doutait de l’efficacité de cette technique auprès de l’ancienne rebelle. Il soupira, passa la main dans ses cheveux avant de sortir une cigarette de son paquet froissé.
― Il t’en reste ?
Il en tendit une à Yuka qui s’était tournée vers lui. Il remercia intérieurement l’inventeur ancestral de ces bouts de papier cancérigènes qui lui permettaient de sortir de cette mauvaise passe.
― Celles d’Issam sont vraiment mauvaises… se justifia-t-elle.
Il la laissa profiter de sa drogue quelques secondes :
― Tu es déjà allée sur la cyber-planète ?
― Non, je n’en ai jamais eu la nécessité. Certaines hackeuses nous ont donné de très bons coups de main, mais je préférais les contacter de façon plus détournée.
― Pas de connexion au Réseau non plus, j’imagine ?
― Pff, non… et j’ai bien fait. Certaines de mes camarades ont été retrouvées à cause des traces qu’elles avaient laissées un peu partout sur le Réseau. Du moins, c’est ce que dit la rumeur.
― Vivons heureux, vivons cachés, comme on dit. Mais les jeunes ont l’air de moins en moins en accord avec le proverbe. J’espère que ça leur passera, sinon je serai obligé d’y mettre mon grain de sel.
Le temps s’écoula lentement sans bruit. Avant de retourner piteusement à son point de départ, et comme la rebelle ne semblait pas vouloir entrer dans le jeu social, Naël décida de prendre à bras le corps le silence et de le fendre à coups de machette :
― Tu t’y fais au navire ? demanda-t-il brusquement.
Elle jeta un coup d’œil dans sa direction avant de se concentrer de nouveau sur les étoiles lointaines.
― Je commence. Tout est très différent de mon vaisseau… de mon ancien vaisseau, se reprit-elle. L’ambiance est assez similaire à ce qui y avait sur le Liberté, avec son ancien navire de guerre bon pour la casse, non connecté bien sûr, un équipage plein de testostérone et un capitaine buté et apprécié des siens…
― Plutôt bel homme, j’imagine ? lança Naël avant de se morigéner.
Quel idiot, ce n’était pas une bonne idée de flirter avec une ancienne rebelle anti-patriarcale.
― Un peu vieux pour moi à l’époque, mais oui, pas mal, répondit Yuka, avec un léger rire dans la voix.
Une chaleur douce se diffusa aux creux des reins de Naël. Il se concentra sur un lointain point lumineux pour chasser toutes les images du corps nu de cette femme inatteignable qui flashèrent dans son cerveau. Depuis quand n’avait-il pas serré une femme contre sa peau ? La dernière partie de jambes en l’air avait eu lieu chez la duchesse. Une sacrée orgie comme savait les organiser son amante, mais elle datait maintenant de presque six mois IG. Ce n’était pas le moment de s’appesantir sur son manque de sexe. Il reprit la conversation comme si de rien n’était, d’autant plus que la jeune femme n’était pas connue pour porter la gente masculine dans son cœur :
― Dans ce cas, pourquoi n’es-tu pas restée au sein de l’équipage de Saani ?
― Ah, bonne question…
Elle réfléchit avant de répondre, murmurant presque :
― Je ne peux pas être libre si d’autres ont des chaînes. Les femmes, même celles sans maître, ont des chaînes bien lourdes, assez similaires à mes camarades d’esclavage. Bien sûr, les chaînes des femmes esclaves sont beaucoup plus lourdes que celles des non-esclaves… En me battant pour elles, pour mes sœurs esclaves, pour moi, je me bats pour tout le monde.
Elle fit une pause avant de reprendre :
― Et puis j’ai rencontré Irami et j’ai décidé de la suivre dans son combat qui était juste.
― Tu n’es donc toujours pas libre…
― Tu dis ça parce que je suis enfermée dans ton vaisseau ?
― Tu n’es pas ma prisonnière.
― C’était une blague, répondit-elle dans un soupir. Mais non, je ne suis pas libre. Mais, toi non plus en fait. Personne ne peut l’être dans un monde où les chaînes existent.
Il n’était pas sûr de comprendre. Il faisait ses choix propres. Aucune autorité ne lui dictait sa conduite. Pourquoi disait-elle qu’il n’était pas libre ? N’était-ce pourtant pas la définition de la liberté ?
Elle coupa court à ses réflexions.
― A ton tour, Naël. Comment as-tu quitté l’armée ?
Le fait qu’elle l’appela par son prénom le surprit plus que sa question. Peut-être était-ce pour cela qu’il déversa cette histoire d’un ton haché. Il ne l’avait raconté qu’à Artur.
― J’étais en mission sur une planète quelconque, on s’en fiche du nom en fait. Au milieu des tranchées pleines de boue, tu vois, jusqu’aux genoux. Elle s’infiltrait dans nos bottes, sous nos vêtements, presque sous la peau…
― Bjork’yurig, murmura Yuka.
Il souleva un sourcil pour obtenir une traduction :
― Garçon de boue, c’est un terme de chez moi…
Elle haussa des épaules et lui intima d’un geste rapide de continuer.
― Garçon de boue, j’aime bien… Tu vois, y avait toujours de la boue dans les tranchées. On pourrait se demander pourquoi à notre époque, alors qu’on arrive à fabriquer ces foutues portes spatio-temporelles, il y a encore de la boue dans les tranchées. La vie des troufions de base doit pas beaucoup intéresser les ingénieurs ni les boites qui les payent. J’en étais où ? Ah oui, on était dans ces tranchées et on nous a donné l’ordre de charger. En bon caporal, j’y suis allé avec tous mes hommes pleins de hargne boostée à l’amphét’. Et ça s’est mis à péter dans tous les sens. Je me suis retrouvé, je sais pas comment, enfoui sous une couche de morts. Il y avait la tête détachée d’un de mes soldats, Ybvilmin, qui me fixait. Je l’aimais pas spécialement, tu vois, il n’était pas bon soldat. Il nous ralentissait à chaque mission. La drogue me faisait délirer et je croyais que la tête me sanglotait dessus d’être morte. Elle se lamentait qu’elle pourrait plus voir sa mère. Qu’est-ce qu’il nous avait saoulé avec sa mère… On m’a repêché avant que j’y passe complètement. J’étais le seul survivant. L’empire a voulu me filer une médaille pour ça. Pour avoir un cul bordé de nouilles. Un héros, ça remonte le moral des troupes, disaient les haut gradés. J’ai pété un plomb pendant la remise des prix. C’était trop. J’ai renié l’empereur Dieu, poignardé mon sergent-chef lors de la cérémonie et je me suis cassé…
― Puis tu as été attrapé par la Fédération…
― Qui m’a foutu en prison. J’y ai rencontré Artur. On s’est évadé et on a monté notre propre équipage. Une belle carrière de pirates devant nous, avec de l’action, de l’or, du rhum et de belles filles dans chaque astroport.
― La belle vie, quoi.
― Tu me sembles mal placée pour me faire la morale, la sorcière. Vu ton comportement à Nighty, je ne pense pas être le seul à avoir des amantes qui m’attendent langoureusement sur chaque planète. À mon avis, tu as dû faire baver quelques hétéros aussi.
― Ah ! non, pas d’inquiétude, je n’oserai pas te faire des leçons de vertu. Et, ne sois pas sexiste, il y avait aussi quelques hommes langoureux qui m’attendaient.
― Des hommes langoureux, répéta-t-il d’un air idiot.
Sa parole était encore allée plus vite que son esprit. Cette nouvelle donnée raviva la chaleur dans son bas du dos.
― Ça t’étonne ? Quoique, de nombreuses camarades préféraient les femmes, donc peut-être que ton a priori vient de là. Puis j’ai rencontré Aurore.
La chaleur s’étouffa d’elle-même. Il ne pouvait pas lutter contre des amours mortes.
― Chez qui tu as été arrêtée ?
― Oui, répondit-elle dans un murmure.
Elle reprit d’un ton badin :
― Elle avait du mal avec le principe de polyamour alors j’ai arrêté les rencontres, disons, plus éphémères.
Il n’osa pas relancer. Somnambule sur une crête, il avait peur de glisser sur le côté et de gâcher de nouveau la connivence qu’ils avaient pu retrouver. Ce fut elle qui reprit en premier la parole :
― Tu penses que c’est jouable ?
― Le polyamour ? répondit-il innocemment.
Il n’aimait pas la voir douter. Pas elle.
― Oui, si tout le monde est sur la même longueur d’onde. Ou si on porte des œillères pour éviter la souffrance.
― Je parlais de la localisation de ma traîtresse, Kalozka.
Il s’approcha d’elle pour trouver ses yeux dans l’obscurité :
― Je t’ai donné ma parole. En échange de tes informations sur la planète des origines, je te donne la traîtresse.
Il poussa du bout du doigt une mèche de la sorcière qui lui était tombé devant les yeux :
― Donnant-donnant. Le code pirate m’oblige à tenir cet accord. Allez, bonne nuit, de longues journées nous attendent.
Il lui tapota l’épaule avant de s’éloigner sans jeter un regard sur la femme, ombre parmi les ombres se détachant à peine de la nuit.
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