Un jour de manifestation, sous le soleil froid hivernal.
Après moult charges policières emplies de gaz lacrymogènes, je décide de rejoindre des camarades qui s’étaient glissées en plein centre ville pour contrecarrer la volonté des autorités d’isoler la manifestation loin des lieux de vie. Je rencontre sur ma route, à une intersection, une gilet jaune qui tenait sa pancarte haut, très haut vers le ciel. On discute.
J’avoue, je ne me rappelle plus ce qu’il y avait sur cette pancarte. Cependant, je me rappelle très bien de sa question : « Et vous, pourquoi vous êtes gilet jaune ? »
Je balbutie une réponse à base de révolution, une révolte qui ne fallait pas laisser passer, faute de le regretter… Et la dame me reprend : « Non, vraiment, pourquoi vous êtes gilet jaune ? »
Je n’ai pas pu lui répondre sur le coup, manquant de temps pour exprimer tout ce que sa question me faisait ressentir.
Mais ma réponse est celle-ci : je suis gilet jaune car je n’oublie pas.
Je n’oublie pas mes galères étudiantes, où je n’ai mangé que des pâtes pendant des années, dans une chambre de 12m2 aux murs blancs et éclairée par un néon grésillant. Mon budget course oscillait entre 60 et 80 euros par mois. Un jour, j’ai craqué et j’ai pris un abonnement au cinéma Art et Essai du coin pour aller voir des films d’animations. Pour compenser, j’ai arrêté de mettre du fromage sur les pâtes pendant plusieurs mois.
Je n’oublie pas que ma grand-mère a une pension de 650 euros par mois et que les matins d’hiver, il peut faire jusqu’à 12 degrés dans sa chambre, faute de moyens pour chauffer la nuit.
Je n’oublie pas que ma mère n’aurait pas pu aller à son travail les jours de canicule, avec l’interdiction des vieilles voitures dans la ville où elle travaille. Sauf que faute de train, elle aurait fait comment pour se passer de sa vieille Twingo ?
Je n’oublie pas qu’une proche travaille en EHPAD, qu’elle bosse les week-ends et les jours fériés, avec une paye ridicule et des conditions de travail pouvant être très difficiles la menant plusieurs fois en burn-out, pendant que son patron gare tous les matins sa belle voiture sur le parking de la maison de retraite.
Je n’oublie pas qu’il y a 8 millions de pauvres en France, surtout des femmes mères de familles monoparentales, alors que notre pays est de plus en plus riche.
Je n’oublie pas que, dans l’équipe de travail d’un proche, dans une entreprise en sous-effectif chronique et en perte de sens total, un de ses collègue est parti vérifier le bon déroulement d’un chantier. Il n’est jamais revenu. Il s’était suicidé dans son garage.
Je n’oublie pas les corps fatigués, marqués, courbés, des personnes que j’ai rencontrées lors de mes petits boulots dans les centres commerciaux ou dans des plateformes de livraison.
Je n’oublie pas que plusieurs proches ont dû partir à l’étranger pour suivre leur passion de la recherche. S’iels pouvaient, iels reviendraient en France, mais iels ne peuvent pas. Faute de choix.
Je n’oublie pas que, sans la sécurité sociale, une proche n’aurait jamais pu se faire opérer et serait morte. Avec la réforme de la sécurité sociale que nous concocte notre gouvernement, aura-t-elle les moyens de se faire soigner en cas de rechute ?
Je n’oublie pas les femmes qui m’ont raconté leurs histoires de violences conjugales, de harcèlements aux travail et d’agressions sexuels. Sans un sous, il est encore plus difficile pour elles de faire face à ce genre de situation.
Je n’oublie pas que, quand j’étais enfant, mon père était à la chasse de toutes les économies possibles et inimaginables. J’en garde la mauvaise habitude d’éteindre la lumière quand je quitte une pièce, même si celle-ci n’est pas vide…
Je n’oublie pas les sans-abris que je croise dans la rue. Notre pays est riche et laisse des femmes, des hommes, des enfants, dans la rue, avec toutes les violences qu’iels peuvent connaître.
Je n’oublie pas que ma grand-mère, arrivée en France dans les années 60, passait sa journée avec ma tante dans la rue, car l’hôtel où elle logeait avec mon grand-père ne voulait pas qu’elle reste dans la chambre. Cinquante années après, la situation n’a pas changé.
C’est pour toutes ces raisons, et pour d’autres, multiples, que je suis gilet jaune.
Et vous, pourquoi vous êtes gilets jaunes ?
Ok, on a la rage mais c’est pas celle qui fait baver,
Demande à Fabe, la vie claque comme une semelle sur les pavés
La rage de voir nos buts entravés, de vivre en travers,
La rage gravée depuis bien loin en arrière
La rage, Keny Arkana
Laisser un commentaire