Aucun autre débordement n’avait été constaté depuis l’altercation de la semaine précédente. Saelys filait droit et gardait ses réflexions pour lui tandis que Yuka évitait de se retrouver seule à seul avec le cuistot. Elle s’occupait autrement.
Depuis quelque temps, Mazziek s’était mis en tête d’enseigner à la sorcière des techniques de combats guérilleros, oubliant qu’elle s’était déjà montrée suffisamment dangereuse. Adossé contre le mur du gymnase, Naël étudiait les gestes fluides de la sorcière. Elle se défendait bien face au fantassin, virevoltant comme une danseuse autour de l’homme tout en muscles.
Naël n’avait pas le droit d’annuler ce combat. Mazziek profitait de son droit à la joute sportive, qui était inscrit dans la charte du vaisseau. Ces duels étaient organisés à intervalle constant et étaient devenus semblables à une messe que personne ne souhaitait louper. Après avoir poussé les différents équipements du gymnase contre les murs, on traçait au sol un cercle de plusieurs mètres de diamètre. Les combattants qui franchissaient le cercle ou qui abandonnaient avaient perdu. Règles simples et efficaces.
Par le passé, Naël avait hésité à interdire ces joutes sous la pression du Doc’ qui n’aimait pas voir son cabinet rempli hors période de missions. Pour être tout à fait honnête, le Doc’ n’aimait pas non plus devoir soigner de gens pendant les missions… Mais que faire pour affronter l’ennui quand on était enfermé ensemble ? Les joutes permettaient de diminuer le trop plein d’énergie ou de régler les petits différends de la vie quotidienne sans gros blessé à la caisse. D’ailleurs, ç’aurait peut-être été un bon moyen de régler l’animosité entre Saelys et la sorcière, même si elle n’appartenait pas vraiment à l’équipage. Quoique, Naël n’aurait pas parié sur Saelys en cas de duel et le vaisseau avait besoin d’un cuistot entier.
Et ce qui devait arriver arriva. La sorcière évita un direct de Mazziek d’un pas souple sous les huées, avant d’étaler l’homme d’un crochet. Les vingt-cinq années les séparant avaient pu jouer en faveur de l’ancienne rebelle. Mais, à la décharge de l’ancien fantassin qui se relevait pantelant, peu de personnes pouvaient absorber autant de techniques en une quinzaine de jours.
Yuka restait au centre du cercle, garde levée, dans l’attente d’une riposte de l’homme de main qui ne venait pas. Elle se débrouillait bien, et on pouvait deviner à sa posture qu’elle avait appris à se battre dans la rue. Plus habituée au maniement de lames et de masers qu’au combat à main nue. Elle était endurante, ce qui était un grand avantage face à des gabarits lourds du type de l’ancien fantassin. Ce le serait moins face à des hommes plus jeunes, plus sveltes et spécialiste du corps-à-corps. Naël retira sa veste, qu’il plia soigneusement sur un tapis de course, et entra dans le cercle sous les hourras de son équipage.
― Oï, cap’taine ! Si tu perds, tu seras de chansons ce soir ! se moqua Issam.
Les hommes reprirent en cœur :
― De chansons, de chansons !
Il se posa devant l’ancienne rebelle, qui le regardait d’un air indécis. Elle avait bien une tête de moins que lui, mais ce ne serait pas un problème. Dès le plus jeune âge, il avait été entraîné à combattre tout type de menaces, hommes, femmes ou enfants. Il revoyait son sergent-chef, paix à son âme, qui lui postillonnait dessus à longueur de journée. Il n’irait pas trop fort pour ne pas amocher le joli visage de sa mignonne. Un sourire de loup apparut sur ses lèvres.
Il se mit en garde. Yuka l’imita, sautillante sur ses pieds. Il attaqua le premier. Elle évita son coup assez facilement. Il enchaîna avec une balayette de son cru puis un chassé de la jambe gauche. Elle évita la première puis le deuxième, mais se retrouva acculée tout contre le tracé au sol. C’était trop facile. Il lança sa main paume en avant pour la pousser hors du cercle. Avant qu’il ne puisse éviter, elle attrapa son avant-bras tout en le faisant pivoter. Il perdit l’équilibre et empoigna de justesse le débardeur de la jeune femme dans sa chute. Il roula sur le côté, toujours accroché au débardeur, entraînant la sorcière avec lui. Il l’immobilisa au-dessus de lui avec ses jambes et ses bras crochetés. S’en était fallu de peu. Elle avait dû utiliser une prise provenant de cet art martial ralong que Mazziek lui vantait à tout bout de champ. Les mains de Naël glissaient à cause de la sueur. Sous ses doigts, il sentait les contractions des muscles d’Azza qui tentait de se dégager. Il se demanda si le corps de la sorcière frissonnerait autant s’il glissait sa bouche le long de son ventre nu… et raffermit sa prise. Elle pouvait lui échapper à tout moment, il ne supporterait pas les moqueries de ses compagnons en cas d’échec. De plus, il chantait faux.
D’un coup, sans prévenir, le corps prisonnier perdit tout son tonus. Merde, il l’avait mise KO. Il lâcha prise avant de se lever. Après les cris qui emplissaient la pièce il y a peu, le silence était presque étourdissant. Il chercha des yeux le Doc’… et grogna de douleur quand son genou lâcha sous un coup de savate. Il jura en se retournant, mais n’eût que le temps d’entrapercevoir les yeux sarcastiques de Yuka, clairement bien consciente, avant de recevoir une claque sur le tympan qui le déséquilibra suivi d’une pluie de coups sur la tête et les genoux.
Il s’était fait avoir comme un mousse. Soudainement, Yuka, du moins sa silhouette floue, pivota sur elle-même et s’immobilisa garde baissée, en direction du public. Cela ne dura que quelques secondes. Assez pour que Naël ait repris ses esprits. Quand elle s’intéressa de nouveau à son adversaire, il était trop tard. Naël la projeta sur les pieds des spectateurs, hors du cercle. Il tomba épuisé à genoux. Il avait gagné. Ce n’était peut-être pas son combat le plus impressionnant, mais une victoire restait une victoire.
Quand le Doc’ lui appliqua des crèmes analgésiques en grommelant des insultes sur les soldats virilistes qui passaient leur temps à se battre pour prouver leur masculinité, les hommes, qui l’entouraient pour le féliciter et se moquer de s’être fait avoir par une ruse si évidente, expliquèrent la raison de l’immobilité passagère de son adversaire. Juli avait parié sur le capitaine une belle somme de Feds. Quand il a vu que ladite somme allait lui filer sous le nez, il avait interpellé la sorcière. Là, les dires différaient. Certains parlaient de propos paillards, ce qui était peu probable car le mousse aurait été dans le brancard voisin. Le plus vraisemblable, et la raison préférée de Naël, était qu’il avait posé une question sur le périmètre du cercle qui était dessiné au sol, et que le non-sens de la question avait paralysé l’ancienne rebelle quelques secondes.
Naël nota de demander au cuistot d’augmenter la ration du jeune homme pour ce soir, quitte à prendre sur la sienne propre.
***
Azza appréhendait la fin du repas. Elle espérait que l’équipage ne reporterait pas sur elle leur menace à l’encontre du capitaine. Assise avec le reste des membres autour de la grande table, elle se concentrait sur les grumeaux qui se trouvaient dans son assiette, pendant que Mazziek la félicitait pour son combat. Elle ne voyait pas en quoi. Elle avait perdu, et vite en plus. Croiser les hommes goguenards, heureux de sa remise à l’endroit par leur héraut, ne diminuait pas sa déception.
Bon, au moins, elle avait récupéré une part du gain important de Juli et ce n’était que charge de revanche. Le brouhaha général se perdait derrière les battements de cœur qui obstruaient ses oreilles. Elle rejoua l’ensemble des prises au ralenti dans son cerveau, encore et encore, bercée par le bourdonnement des hommes autour d’elle.
Le silence distilla doucement jusqu’à englober la totalité de la pièce. Une ombre noire s’interposa entre la lumière et Azza. Elle leva les yeux devant la silhouette de Mizsel, posté devant elle d’un air sérieux. Il lui tendait un objet ressemblant vaguement à une cithare. Mince, ce n’était vraiment pas son jour. Elle revit Oneza penchée sur son cordophone, ses cheveux blonds devant son visage, yeux mi-clos. Azza prit l’instrument des mains. Elle gratta quelques cordes, faisant abstraction de tous les yeux la fixant. Les notes n’avaient pas la finesse de celles créées par sa sœur, mais elles n’étaient pas discordantes. Du moins, elle espérait… Elle commença, créant un écho lointain de soirées au sein d’un équipage disparu :
« Ohé, compagnons, connaissez-vous l’histoire du beau Rayloj ? »
Des exclamations de joie fusèrent. Elle réprima un sourire. L’histoire de Rayloj était un classique interdit sur les ondes depuis des années. Il s’agissait de l’air préféré du Vieux Loup. Forcément. Cet hymne révolutionnaire datant de la prémisse de la Fédération racontait la vie d’un beau jeune homme qui choisit la Liberté, avec un grand L, rejoignit un groupe d’autres belles et beaux révolutionnaires, eut un amour passionnel et, en bon martyre, mourut sur une barricade d’une grenade lancée par l’armée fédérale. Romantique à souhait. L’ancien capitaine pirate aimait raconter l’histoire à renfort de grands gestes de bras. La chanson ne pouvait faire que mouche.
Un chœur d’hommes la rejoignit pendant le refrain et l’accompagna jusqu’à la fin. Elle enchaîna, luttant contre un léger tremblotement de voix :
« A toi ma sœur bien aimée, esclave ou reine de malheur »
Les hommes se turent. Par respect ou par surprise, elle ne savait. Ils ne s’attendaient pas à l’hymne de la libération. Elle poursuivit, se revoyant en train de se moquer d’Aurore, car elle n’arrivait pas à retenir les paroles, et ressentant de nouveau dans ses os l’émotion quand, après les Grandes Rencontres, des centaines de femmes reprenaient l’hymne en chœur, malgré leurs désaccords et les débats vifs, chacune des voix tissant une harmonie puissante comme des fils dans une tapisserie. Elle en avait encore la chair de poule.
Les derniers mots tombèrent comme des gouttes sur un sol de marbre :
« Ensemble, tuons les maîtres et créons un jour meilleur
Ensemble, cassons nos chaînes et vivons dans le bonheur »
Effet réussi, se félicita Azza.
***
L’ancienne rebelle avait repris chant sur chant, tous plus interdits les uns que les autres sur les ondes. Certains étaient des tubes de lutte, repris dans chaque révolte, chaque mutinerie, chaque beuverie de bars, et d’autres plus nostalgiques voire mélancoliques. Quelques-uns étaient unionistes dans un phrasé approximatif et Naël avait chantonné à voix basse les paroles subversives. Une autre était en Ralong aux consonnes roulantes, probablement un ancien chant d’esclaves repris par un Mazziek, larmes aux yeux. Naël observa Issam remplir le verre de Yuka. Il fallait quand même être couillu pour balancer l’hymne de la libération devant un parterre empli de testostérone.
La fête battait son plein, des hommes soûls hurlaient des airs parodiques sous les rires d’autres plus ou moins beurrés. Il se déplaça de groupe en groupe, volant des instants précieux de joie.
Une soudaine envie de fumer prit les tripes de Naël. Il chercha le Doc’ qui, sourcils froncés et fiasque à la main, surveillait ses prochains patients d’un regard noir. Il se leva et se glissa dans la cuisine, suivi de son second. Ils rencontrèrent Issam devant l’ouverture de la trappe donnant sur le jardin, roulant une cigarette d’herbes qui ne ressemblaient guère à des feuilles de tabac. Ils ne firent aucune remarque. Ce soir était journée de relâche pour tout le monde. Qu’est-ce qui pourrait bien arriver en plein milieu de nulle part ?
Naël se glissa dans le jardin à la suite d’Issam. Il eut à peine le temps de voir un Linor rougissant s’enfuir dans la salle des machines pendant que Yuka, assise sur une caisse, se servait une grande rasade d’alcool. Naël eut un mauvais pressentiment.
― J’espère que tu n’as pas rembarré trop méchamment le petit quand il t’a déclaré sa flamme, taquina Issam en s’asseyant à côté d’elle, imités par les deux autres hommes.
Il fit tourner sa cigarette, qui était un peu forte au goût de Naël. La sorcière blanchit. Elle vida son verre, se resservit avant de répondre d’un murmure détaché :
― Il a essayé de m’embrasser, j’irai lui parler demain quand il sera plus maître de ses gestes.
La mâchoire de Naël se crispa :
― C’est exactement pour cette raison que les femmes devraient être interdites sur les navires…
― S’il y avait eu plus de femmes sur ce vaisseau, le jeune ne serait pas tombé amoureux de la première femme adulte qu’il aurait croisée. Il n’aurait pas non plus confondu amitié et amour.
Elle eut un geste d’agacement :
― Je réglerai ça demain.
― Pff, tu dis ça, mon petit oiseau, mais y avait pas un homme sur ton navire.
― Aucun rapport. Aucune de mes sœurs croit encore au prince charmant. Nous avons toutes été vaccinées tôt. Bon, il y a bien Blanchia qui s’accoquine du premier tocard un peu perdu qu’elle croise, mais c’est plus un jeu qu’une réalité.
― Mais, Yuka, comment vous faisiez pour gérer les, disons, désagréments de la vie amoureuse à bord ? s’enquit Artur, avant que Naël ne puisse rétorquer.
Elle fit tourner le liquide doré dans son verre.
― Hmm, les relations sont plus publiques qu’ici. La transparence permet d’anticiper les problèmes. Ici, les couples se cachent…
Le cerveau de Naël bloqua.
― … alors que chez nous, hors mission, les femmes sont libres de…
Si les couples se cachaient, c’est qu’il y avait des couples.
― … après, c’est comme les relations amicales, on essaie de rester neutre en cas…
Il y avait des couples d’hommes dans son équipage ?
― … duel pour départager les torts. Un peu comme ici en fait, mais hors du vaisseau car la violence est interdite à bord. Cependant, une fois…
― Il y a des couples dans l’équipage ? coupa Naël.
Le groupe se tourna vers lui. Issam haussa des épaules et Artur resta de marbre.
― Artur ?
Il répondit non de la tête sans se départir de son sourire de sphinx. C’était qui alors ?
― Bah, c’est comme dans tous les équipages, reprit Yuka d’une patience toute alcoolisée. Dès qu’il y a promiscuité. C’est humain. Un ancien du Liberté m’a raconté les histoires de cœur de son régiment. Il n’y avait rien à envier aux séries dégoulinantes de sentiments qui passent sur les ondes fédérales.
A l’armée aussi ? Il revit ses anciens camarades d’arme. Du cul avec eux ?
― Je crois que j’aurais préféré ne pas avoir cette conversation, geignit Naël pendant qu’Artur réprima un rire.
Une douce fumée bleuâtre les entourait.
― Moi, je suis content de l’avoir eu, cette conversation, rigola Issam. Si toutes les membres de ton équipage étaient aussi sauvages que toi, petite, j’aurais bien aimé voir ça de mes yeux…
L’ancienne rebelle secoua de la tête en riant :
― Elles te chopperont très vite, et gare à toi, vieux pervers, car mes sœurs sont sévères !
― Étaient… glissa Naël le nez dans son rhum.
Issam lui lança une chiquenaude sur le bras. Il leva la tête pour engueuler son pilote, quand il comprit en voyant la jeune femme.
La sorcière s’était immobilisée. Malgré les volutes de fumée, il pouvait deviner la peine qui habitait ses yeux. Elle avait oublié que ses anciennes camarades étaient décédées. La gaffe. Il tenta d’imaginer ce qu’il serait devenu si c’étaient ses hommes qui avaient été massacrés. Il n’y arriva pas. Son équipage, c’était sa famille. Le perdre, c’était tout perdre. Cela devait être la même chose pour elle.
― Dites-donc, il y a un enterrement ou quoi ? gueula la voix caractéristique de Mazziek.
L’homme de main se posa lourdement sur le sol, suivi de Zakioru qui le suivait comme son ombre, et alluma un cigare. L’entrée du combattant sortit Yuka des néants où elle était descendue. Elle vida son verre, le remplit, et le vida de nouveau.
― Ouch, petite, quand tu fais quelque chose, tu ne le fais pas à moitié. Tu devrais quand même ralentir un peu.
Elle grimaça en réponse et se resservit.
― Amène ton verre, le vieux, que je ne sois pas la seule bourrée.
Elle resservit l’assemblée d’une main tremblante, renversant une partie du rhum sur la caisse qui servait de table. Quel gâchis, estima Naël.
― Merci, petite. Bon, tu as appris où à jouer de la guitare Zplonk ?
Ah, la question que tout le monde se posait. Il y avait bien que Mazziek qui pouvait interroger sans crainte la sorcière. Quoique, à l’air faussement détaché de son second, Naël devina que celle-ci faisait partie de la longue liste d’interrogations qu’il avait l’intention de régler pendant que la jeune femme était trop enivrée pour conserver sa réserve habituelle. D’ailleurs, il ne l’avait jamais autant entendu que ce soir. Il aimait bien sa voix, en fait, avec sa légère fêlure et les consonnes qui roulaient sous la langue.
― Ah, ça s’appelle comme ça ? J’ai une amie qui donnait des cours de cithare aux jeunes filles de familles bourgeoises, tu sais, pour impressionner un potentiel futur mari. J’ai retenu quelques trucs.
― Oneza ? tenta Artur.
― Oui, bien sûr, qui d’autre ? répondit la sorcière.
― Vous vous êtes rencontrées comment ? enchaîna Naël d’un air innocent, sentant le moment de ferrer sa proie.
***
Azza cligna des yeux. Elle se souvint, à des années de distance, du visage cernée et apeurée d’une adolescente blonde, qui ne s’appelait pas encore Oneza, au milieu de bennes de riz que transportait le vieux vaisseau cabossé dans lequel elle s’était glissée. Elle avait mieux compris pourquoi l’alerte maximale avait été lancée sur la planète. Ce n’était pas pour elle qui, en tant que fille de boue parmi tant d’autres, n’avait que peu de valeur aux yeux des maîtres à part celle d’un amusement passager. C’était pour la belle blonde qui devait servir d’apparat de luxe dans une villa emplie de marbre et de dorures, vu les étoffes de soie et les bijoux d’or qui la couvraient. Elle avait alors ressenti de la haine pour la jeune fille, haine pour avoir choisi le même jour qu’elle pour fuir.
― Dans une soute, répondit-elle laconiquement.
― Dans une soute…
― Oui, dans une soute de riz. Pendant la fuite, compléta-t-elle.
Elle regretta immédiatement. Elle en avait trop dit.
― Tu as fui toute seule ? s’exclama Mazziek. Par la déesse, je pensais que tu étais partie pendant les émeutes de l’an 312.
― Non, non, les émeutes ont lieu après ma fuite.
Plus exactement, deux années IG après. Elle n’aurait pas pu patienter plus. Aurait-elle dû ? Elle secoua la tête. Elle avait trop bu, cela ne servait à rien de ruminer le passé.
― Mais tu avais quel âge ? insista Mazziek.
― Je ne sais pas, 13, 14 ans peut-être. Est-ce important ?
― Tu as traversé toute seule et à pied les rizières et survécu dans un navire commercial pendant des semaines dans l’espace à 13 ans… Cela me semble important, quand même, tu étais déjà extraordinaire, jeune.
Elle ne comprenait pas sa réaction. En quoi était-ce extraordinaire d’avoir de la chance ? Car ce n’était que cela, de la chance. Sentant sa gêne, le capitaine lui remplit de nouveau son verre. Étonnement, Artur et lui restaient silencieux, se cachant derrière l’admiration du matelot. Issam, lui, était déjà parti dans un voyage vaporeux bleuté, tout comme Zakioru. Tant mieux pour eux. Elle les aurait bien rejoints en cet instant.
― Je n’étais pas seule.
Elle vida son verre (quoi, son cinquième ?) et sous le regard interrogatif d’Artur continua :
― Elles sont toutes mortes avant d’atteindre l’astroport.
Que pouvait-elle dire de plus ? Qu’elle ne serait jamais arrivée seule ? Que cette idée folle, folle, folle de partir, de fuir les coups, les sangsues, les viols, les pendaisons et les humiliations, elle n’aurait jamais pu l’avoir seule ? Que c’est le genre d’idée qui se nourrit en groupe, serrées les unes contre les autres pour lutter contre le froid et le noir ? Que c’était le genre de plan foireux à affiner avec plusieurs cerveaux ? Plan qui avait échoué, vu qu’elle seule avait survécu, comme si, déjà, c’était inscrit dans sa chair. Mais pourquoi était-elle toujours la seule à survivre ? Elle ne le méritait pas, ne l’avait jamais mérité. Elle n’était qu’une fille de boue. Elle avait tellement eu envie de crever, crever, crever pour ne plus sentir le long serpent boueux qui rampait dans ses veines. Le serpent était parti sans qu’elle ne sache vraiment quand, protégée par la bienveillance de ses sœurs de combat, mais il était revenu, profitant de la solitude de la prison pour faire de nouveau son nid au chaud près de son cœur.
Que pouvait-elle décrire à ces hommes ?
Le sol pourri de la baraque qui craque sous les pieds et les yeux vides des adultes qui la regardent sans rien dire ?
La douleur lancinante et le sang qui coule lors de l’extraction de la puce des maîtres ?
L’alarme et la peur qui colle au ventre et qui vide les intestins ?
La course de nuit à travers les rizières, évitant les drones projecteurs et les robots sniffeurs ?
L’eau boueuse qui s’insinue dans les vêtements et les yeux et la bouche ?
Le bruit des balles qui sifflent et celui des corps qui chutent comme des pierres ? Mais, contrairement aux pierres, les corps ne font pas de ricochets.
Les longues minutes d’apnée sous la surface, priant une déesse à qui l’on ne croit pas, ou à qui l’on ne croit plus depuis que l’on a l’âge de comprendre que tout ça n’avait pas de sens, s’il te plaît ma déesse empêche mes poumons d’exploser, s’il te plaît encore un peu, le temps que le projecteur s’éloigne, encore un peu s’il te plaît…
Seul Mazziek pouvait comprendre. Il n’avait pas besoin de mots pour cela. Il lui avait déjà raconté son évasion à lui et ses années de marronnage. Il avait connu les mêmes peurs et le même sang.
Azza haussa les épaules, l’esprit embrumé.
― C’est comme ça.
Elle tenta de changer de sujet :
― Pourquoi vous ne me demandez pas à quoi ressemble la Terre ?
Un rire fusa, ce devait être celui du capitaine. Il avait ce rire généreux et contagieux. Mais elle n’était plus certaine, les lignes des visages commençaient à se tordre et à se fondre entre eux.
― Il n’y aurait plus de surprises si on savait à quoi s’attendre. Et sans surprise, petit caramel, quel serait l’intérêt du voyage ?
Ah si, c’était bien Kalozka. Elle reconnaîtrait son accent chantant entre mille. On lui remplit de nouveau son verre qu’elle sirota.
― Mouais, tu es aussi fêlé que le Loup d’Argent, Naël.
― Merci…
― Et dans la soute, tu as fait comment ? relança une voix qu’elle n’arrivait plus à identifier.
Artur, probablement. Ou Mazziek. Non, c’était de l’Artur tout craché.
― On s’est débrouillée, répondit-elle laconiquement.
La tête lui tournait de plus en plus. Oui, elles s’étaient débrouillées. L’accord d’Oneza avec un des gardes, homme lambda aux yeux légèrement tombants ‒ elle se rappellerait toujours de ce visage, concernait le voyage et la nourriture pour une seule personne. Elles avaient partagé les chiches repas, des restes plutôt, que leur ramenait l’homme. Azza se cachait en se bouchant les oreilles pendant que le garde venait prendre sa part en nature, qu’il considérait comme son dû malgré les sommes importantes qu’Oneza avait dû lui payer en avance. C’était un des plus grands regrets d’Azza, de n’avoir pas retrouvé ce garde et de lui faire recracher toute la supériorité gluante avec laquelle il recouvrait Oneza, sûr de son bon droit.
― On s’est débrouillée, répéta-t-elle.
Elles avaient beaucoup discuté, au début. Puis elles étaient restées silencieuses à attendre, main dans la main. Finalement, elles étaient arrivées dans une mégalopole avec tous ces humains, si nombreuses et nombreux. Une nouvelle vie débutait. Tout était possible.
― Tout est possible, murmura-t-elle.
Elle sentit à peine le choc de la table quand elle s’effondra dessus assommée d’alcool.
Notes : ce chapitre fait partie de mes préférés 🙂 J’espère qu’il vous plu comme j’ai eu plaisir à l’écrire, malgré les passages un peu difficiles qui sont décrits. La suite dans deux semaines…
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